Eléments d’analyse sur les manifestations en Ukraine. Par Vincent Présumey
Les nombreuses images des manifestations le montrent bien : c’est la déferlante des jeunes femmes.

Source: Article de Vincent Présumey
26 juillet 2025
Publié sur le site "Arguments pour la lutte sociale"
En pleine guerre et alors que la loi martiale interdit théoriquement les manifestations, qui sont en fait ouvertement tolérées, l’Ukraine connait depuis 4 jours ses plus importantes manifestations depuis le Maidan, et qui d’ailleurs se référent au Maidan.
Le déclencheur a été la « loi n° 12414 », votée à toute allure et à une très large majorité par la Rada et promulguée immédiatement par le président Zelensky. Mais, si elle a cristallisé la crainte massive d’un tournant autoritaire, cette loi n’a pas été un simple coup de tonnerre dans un ciel serein. Depuis des semaines, les mauvais signes se multipliaient, d’une part à l’encontre des organisations syndicales avec les attaques contre la FPU, issue des anciens syndicats officiels de l’époque soviétique, pourtant très coopérative avec l’Etat, d’autre part avec des attaques contre des personnalités connues dans la lutte anticorruption, comme Vitaly Shabunin. Une série de perquisitions, accompagnées dans au moins deux cas de violences physiques, ont été menées par le SBU contre les personnels du Bureau National Anticorruption, le NABU.
Couronnant le tout, s’est produit le 17 juillet un changement de gouvernement portant à la tête de celui-ci, sous l’autorité de V. Zelensky, Yulia Sydyrenko, réputée ultralibérale et hostile au Code du travail, à propos duquel nous avons publié les réactions du Sotsialnyi Rukh, la principale organisation, fort jeune, de la véritable gauche ukrainienne, de l’organisation militaire féministe Veteranka, et de Sois comme nous-mêmes, l’association syndicale des personnels de santé. Yulia Sydyrenko a négocié avec les Etats-Unis les accords sur la production minière de terres rares et est réputée avoir préservé les intérêts nationaux dans cette affaire, ce qui n’est en réalité pas démontré car cela dépendra de la mise en œuvre de ces accords.
La loi 12414 devait en somme être l’acte inaugural du nouveau gouvernement. Cette loi supprime l’indépendance du NABU par rapport à la présidence et à l’appareil policier d’Etat constitué par le SBU, ainsi que celle du SAP, le Parquet Anticorruption qui en est le bras judiciaire. Ces deux organismes étaient, à juste titre, considérés par la population comme des acquis de la révolution du Maidan, ayant été créés suite aux revendications de 2013-2014 et en relation avec l’Union Européenne, dans le cadre d’une conception, alors dominante, selon laquelle un bon capitalisme concurrentiel, dégagé de l’héritage bureaucratique et oligarchique soviétique, devait être instauré.
Leur mise sous tutelle, de fait leur liquidation, annoncée par la loi 12414, est donc ressentie comme le plein retour à ce que l’on appelle le « règne des oligarques » contre lequel Zelensky avait été élu président en 2019 (malgré le fait qu’il avait été au départ lui-même financé par l’oligarque Kolomoisky, pourtant dénoncé comme tel dans son célèbre feuilleton Serviteur du Peuple).
Beaucoup se demandent quelle mouche a piqué Volodomyr Zelensky. Les correspondants de Libération à K’yiv, parmi beaucoup d’autres, parlent du « faux pas de Zelensky », sa « plus grande erreur depuis qu’il est au pouvoir ». Mais parlerait-on ainsi si « la rue », et plus précisément la jeunesse, n’avait pas réagi immédiatement, frontalement et massivement ?
Lors de discussions dans le cadre du comité français du RESU (Réseau Européen de Solidarité avec l’Ukraine) deux explications ont été avancées sur ce que l’on peut appeler soit un virage, soit, plutôt, l’accélération brutale d’un virage amorcé. Selon l’une, la pression de Trump y serait pour beaucoup. De fait, la liquidation de l’indépendance relative de ces organismes va dans le sens, que l’on retrouve aux Etats-Unis, en Hongrie, en Israël … et qui a trouvé son accomplissement en Russie, de la liquidation des organismes dit de contre-pouvoir, de la séparation des pouvoirs, des checks and balances, dans la forme des Etats, autrement dit dans le sens de la liquidation de l’Etat de droit.
Beaucoup d’Ukrainiens savent que lesdits organismes n’étaient en fait pas si indépendants que cela, mais qu’ils étaient influencés par l’Union Européenne et par les ONG liées à Georges Soros – c’est ce que souligne Oleh Vernik, animateur du groupe Ligue socialiste ukrainienne. Les manifestants défendent le NABU et le SAP, malgré leurs limites, parce qu’ils équilibrent d’autres centres de pouvoir, offrant ainsi des leviers et des brèches à l’exercice de la démocratie.
Il est, ceci dit, manifeste que, à la différence des Etats-Unis, l’Union Européenne s’est immédiatement inquiétée d’une mesure allant à l’encontre des conditions posées, non seulement à une adhésion hypothétique de l’Ukraine à l’UE un jour, mais à un accord d’association. Les manifestants n’ont pas manqué de faire un rapprochement ravageur pour Zelensky … avec la rupture, par Ianoukovitch, de l’accord d’association de l’Ukraine avec l’UE, en novembre 2013, cause des premières manifestations du Maidan !
La seconde explication avancée sur cette tentation autoritaire au sommet de l’Etat en Ukraine écarte la pression américaine pour faire toute sa place aux processus internes, le pouvoir se trouvant dans la contradiction d’avoir à mener une guerre populaire et appuyée par les larges masses tout en voulant fébrilement poursuivre une politique néolibérale, et étant tenté de résoudre cette contradiction par une fuite en avant autoritaire. En même temps, ce qui se révèle ici, c’est qu’un capitalisme « sain », sans corruption ni pots-de-vin, n’existe pas et en tout cas ne peut pas être la forme « normale » prise par le capitalisme dans un pays où la classe capitaliste est issue de l’Etat bureaucratique soviétique et où les principaux capitaux investis viennent de l’étranger.
Les deux explications, en fait, ne semblent pas contradictoires l’une avec l’autre. S’il est douteux que l’impulsion vienne de Trump et probable qu’il s’agit bien d’une dynamique interne de crise au sommet de l’Etat, celle-ci se produit précisément alors que l’ « ultimatum de 50 jours » offert par Trump à Poutine donne son cadre à une pression mortifère sur l’Ukraine, et place l’exécutif ukrainien, qui, de même que les puissances européennes, France, Allemagne, Royaume-Uni …, ne veut pas rompre avec Washington, dans une situation impossible. Sauf à se tourner résolument vers le soutien populaire en en appelant à l’auto-organisation et en rompant avec les intérêts capitalistes-oligarchiques, il n’aurait donc pas d’autre choix. La nomination du gouvernement Sydyrenko aurait matérialisé le choix de la fuite en avant autoritaire. Sauf que …
Sauf que la jeunesse a fait irruption.
De quelques centaines à quelques milliers, quelques dizaines de milliers au départ, et le mouvement est ascendant. Les chiffres peuvent sembler faibles mais ne doivent pas tromper : dans un pays en guerre où les manifestations et rassemblements sont théoriquement interdits, et où pèse le danger des bombardements russes, alors que les manifestations ont lieu dans des dizaines de localités et jusqu’aux abords de la ligne de front : c’est énorme et la sortie sur la place publique des 13-25 ans ne peut se faire qu’avec l’appui et la protection de fait que leur apportent les parents, les frères et les militaires sur le front. Elles et ils représentent le peuple ukrainien.
Les nombreuses images des manifestations le montrent bien : c’est la déferlante des jeunes femmes. La jeunesse, donc, et les femmes.
La jeunesse ukrainienne a joué un rôle décisif en février-mars 2022 en s’engageant dans la Défense territoriale pour stopper l’invasion, et ceci est sous-jacent au mouvement actuel. Mais l’on voit que les participantes et participants sont plus jeunes encore : ce sont souvent les sœurs et les frères de la classe d’âge qui s’est mobilisée en 2022. Rappelons qu’en Ukraine, phénomène lié à la fois à la volonté démocratique du peuple et à la situation démographique, la mobilisation militaire, sauf volontaires, ne commence qu’à 25 ans (et ce fut 27 ans jusqu’à il y a peu). Mais toutes et tous sont évidemment concerné.e.s par la guerre, ont des proches tués ou blessés, et nombreux sont les militaires, en uniforme, présents dans les manifestations.
Le mouvement est spontané et les mots d’ordre le sont donc aussi : Touche pas au NABU, La corruption tue au front et à l’arrière, Honte, Honte à cette loi, Fuck le système, Les députés parasites empêchent le peuple de vivre, Ne laissons pas le pouvoir nous piéger, Corruption Non, Révolution Oui, Le pouvoir aux millions, pas aux millionnaires, Liberté, égalité, solidarité, et certains mots d’ordre visant directement Zelensky, ce qui est totalement nouveau : le « contrat social » du 24 février 2022, où le peuple soutenait Zelensky pour soutenir l’armée, est pour le moins ébranlé.
Un point très important à souligner est que la forme de ce mouvement n’est pas proprement ukrainienne. Il fait en effet irrésistiblement penser au mouvement de masse de la jeunesse étudiante serbe dans ses débuts, il y a maintenant 9 mois, ainsi qu’aux mouvements des jeunes de Budapest contre Orban. Spontané et formant probablement des réseaux à la base, il fait également penser à la lame de fond « No King » contre Trump aux Etats-Unis. Non seulement dans la forme initiale, mais aussi dans le contenu démocratique international, car il s’agit bien de la défense de l’Etat de droit – et le plus ravageur des mots d’ordre est Nous ne sommes pas la Russie !
Autre point commun à ce jour, l’absence des organisations syndicales – autres qu’étudiantes- en tout cas de leurs instances nationales …
Le pouvoir et Zelensky ont été ébranlés et celui-ci a annoncé que la loi serait révisée, saluant même la réactivité de la société qui aurait raison de s’exprimer : ce n’est pas Poutine, mais la volonté démocratique d’en bas est bien que ça ne doit en aucun cas lui ressembler de près ou de loin !
On ne peut dire aujourd’hui s’il va y avoir reflux, évolution et transformation, ou poursuite de l’essor, des manifestations, qui, même après les premières concessions de Zelensky d’ailleurs très floues et incertaines, continuent à ce jour à monter, comme si une digue s’était rompue.
Pour terminer ces remarques, un aspect capital doit être bien explicité : les manifestants sont antirusses et veulent gagner la guerre anti-impérialiste, nationale et anticoloniale, ils veulent que l’invasion soit repoussée et c’est aussi de ce point de vue qu’elles et ils manifestent, car la corruption et l’autoritarisme sont autant de coup de poignards dans le dos de la résistance nationale ukrainienne.
Les officines de fake news poutiniennes ont commencé, bien sûr, à diffuser des fausses images et des fausses nouvelles tentant de présenter les manifestations comme « anti-guerre ». Ce discours sera bien sûr relayé par les forces politiques campistes qui vont peut-être, soudain, exprimer un intérêt inattendu et biaisé envers ce qui se passe en Ukraine.
Et en même temps, les courants les plus droitiers parmi les soutiens à l’Ukraine tentent de reprendre la thématique du NABU « infiltré » par la Russie. L’infiltration russe en Ukraine est, depuis 1991, consubstantielle au capitalisme oligarchique et donc à la corruption. Les tentatives venant du secrétariat de la présidence (Andriy Yermak) et du SBU de faire croire à une instrumentalisation russe de la lutte anti-corruption sont en réalité le pire cadeau qu’ils pouvaient faire à Poutine. Tous ceux qui dénoncent le soutien aux manifestants ukrainiens comme faisant le jeu de la Russie … font en réalité eux-mêmes le jeu de l’impérialisme russe.
Vendredi soir 25 juillet, l’une des plus grandes, voire la plus grande, concentration de chars et d’artillerie russe se formait derrière Pokrovsk et derrière Zaporijia, menaçant de faire une tenaille visant à percer le front, en accord avec Trump – samedi matin on apprenait que cette colonne blindée aurait été en partie détruite par les forces ukrainiennes, c’est à suivre de près.
L’aide aux manifestants, c’est l’aide à l’Ukraine. Plus que jamais, nous devons exiger des armes, antiaériennes, des drones, des avions …, pour l’Ukraine tout de suite. Et l’aide à l’Ukraine, c’est l’aide aux manifestants : plus que jamais, défense de l’Ukraine et défense de la démocratie, de la possibilité pour les prolétaires et les larges masses de s’organiser elles-mêmes pour décider de leur destin, font une.
Vincent Présumey, 26 juillet 2025.
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