L’Ukraine peine à garder sa nouvelle génération
L'Ukraine ne perd pas seulement des territoires et des soldat·es, mais aussi toute une génération de jeunes qui disparaît progressivement.

Article de Tania Myronyshena
Publié dans Kyiv Independent, 24 septembre 2025
Traduit par DE "Entre les lignes, entre les mots"
Alors que la guerre menée par la Russie se prolonge, l’Ukraine ne perd pas seulement des territoires et des soldat·es, mais aussi toute une génération de jeunes qui disparaît progressivement.
Cette année encore, l’année scolaire en Ukraine a débuté sous la menace des attaques massives de missiles et de drones russes, un rappel désormais annuel des pressions auxquelles sont confronté·es les jeunes du pays et du choix permanent auquel beaucoup sont confronté·e : rester en Ukraine ou partir vers un pays plus sûr.
« Certain·es jeunes continuent de partir, certain·es ne reviendront jamais. C’est une tendance inquiétante », a déclaré Nadiya Leshchyk, médiatrice ukrainienne pour l’éducation, au Kyiv Independent.
Il n’existe pas de système complet de suivi des élèves qui partent. Beaucoup restent officiellement inscrits dans des écoles ukrainiennes, mais poursuivent leurs études à distance depuis l’étranger. Néanmoins, les responsables constatent que les écoles terminent souvent l’année scolaire avec un nombre d’élèves nettement inférieur à celui du début de l’année.
Cela s’inscrit dans le cadre d’un changement démographique beaucoup plus profond. Selon Mme Leshchyk, des données récentes montrent que la population jeune de l’Ukraine a fortement diminué, passant de près de 9 millions au début de 2022 à environ 6 millions en 2024. Si cette tendance se poursuit, l’Institut de démographie prévient qu’elle pourrait passer sous la barre des 5 millions d’ici 2030.
« En 2023, 66% des jeunes Ukrainien·nes à l’étranger ont déclaré vouloir rentrer chez elles ou chez eux », explique Mme Leshchyk, citant le rapport « Impact de la guerre sur la jeunesse en Ukraine » de l’agence de recherche Info Sapiens.
« En 2024, ce chiffre est tombé à 32%. Les jeunes s’adaptent plus rapidement à l’étranger que les générations précédentes. »
La sécurité à l’étranger
La guerre reste de loin la raison la plus urgente pour laquelle les jeunes Ukrainien·nes quittent le pays. Les préoccupations en matière de sécurité, les déplacements forcés et les restrictions légales, en particulier pour les étudiants de sexe masculin, jouent également un rôle. Pour beaucoup, il est devenu trop incertain de planifier leur avenir en Ukraine.
« Nous observons une tendance générale qui concerne la migration dans son ensemble, et qui est directement liée à la guerre. La première question est bien sûr celle de la sécurité », a déclaré le ministre de l’Éducation et des Sciences, Oksen Lisovyi, lors de la conférence « Education of the New Ukraine » en mai 2025.
Pour les adolescent·es, la pression est encore plus forte. Alors que le service militaire commence officiellement à 25 ans, les hommes n’ont pas le droit de quitter l’Ukraine lorsqu’ils atteignent l’âge de 18 ans. Craignant une future conscription ou de nouvelles restrictions, de nombreuses et nombreux parents agissent rapidement et envoient leurs fils à l’étranger avant qu’ils n’atteignent l’âge adulte.
Ruslan Hourani, un jeune homme de 19 ans qui vit aujourd’hui en Pologne, a quitté l’Ukraine il y a deux ans à l’initiative de ses parent·es.
« Iels ne voulaient pas que je reste coincé ici », explique-t-il. « Iels ont trouvé une agence qui m’a aidé à remplir les formalités administratives et m’a envoyé étudier à l’étranger. »
Ruslan admet qu’il ne s’est pas encore installé en Pologne et espère revenir « une fois que les combats auront diminué ».
Le 28 août, une nouvelle loi est entrée en vigueur, autorisant les hommes âgés de 18 à 2 ans à quitter librement l’Ukraine. Les expert·es estiment que cette mesure pourrait aider ceux qui se trouvent déjà à l’étranger à maintenir des liens avec leur pays, en leur permettant de rentrer chez eux et de rester intégrés à la société.
« Je veux revenir grâce à cette nouvelle loi, mais j’ai peur de perdre la possibilité de repartir. Je veux d’abord voir comment cela fonctionne », explique Ruslan.
Apprendre pour l’Ukraine
Les études à l’étranger sont devenues plus abordables en particulier dans les pays qui proposent des programmes d’aide aux Ukrainien·nes, ce qui est attractif pour les jeunes et leurs familles.
« Même avant la guerre, certain·es Ukrainien·nes cherchaient à étudier à l’étranger en raison du prestige ou de la diversité des programmes proposés. Aujourd’hui, il existe de nombreuses opportunités et programmes d’aide pour les étudiant·es ukrainien·nes, la guerre n’a donc fait que renforcer ce désir », explique Mme Leshchyk.
Mais pour certain·es, la guerre leur a donné un nouvel objectif clair dans lequel canaliser ce qu’iels apprennent : l’avenir de leur pays.
Maya Sobolevska, qui termine ses études secondaires cette année, a déclaré qu’en grandissant, il lui semblait « tout à fait naturel » de vouloir étudier puis vivre à l’étranger, mais que la guerre avait changé cela.
« J’ai réalisé que je ne me sentirais jamais pleinement chez moi ailleurs. Et pour la première fois, je ne le souhaitais plus », a-t-elle déclaré au Kyiv Independent.
« Je veux toujours étudier à l’étranger, mais je veux mettre ces connaissances au service de l’Ukraine. Que ce soit dans le domaine du droit, de la diplomatie ou de la culture, ce sera pour l’Ukraine », affirme-t-elle.
Les propos de Maya reflètent un changement générationnel plus large. Depuis le début de l’invasion à grande échelle, les questions d’identité nationale, de traumatisme collectif et d’appartenance sont devenues centrales en Ukraine. Les jeunes, en particulier, se sont emparé·es de ces thèmes alors qu’elles et ils repensent leur avenir.
Une enquête réalisée en 2023 par l’université pédagogique d’État Ivan Franko de Drohobych a révélé que la guerre avait renforcé l’identité civique des étudiant·es. La plupart d’entre elles et eux se disent fier·es de leur citoyenneté, tandis que les affiliations régionales, européennes ou mondiales ont perdu de leur importance. Les chercheurs et les chercheuses ont conclu que la guerre avait eu un impact décisif sur la façon dont les jeunes Ukrainien·nes se perçoivent et envisagent leur avenir.
Celles et ceux qui n’ont aucun choix
Tous les jeunes Ukrainien·nes ne peuvent pas rentrer chez eux. Celles et ceux qui viennent des territoires occupés courent un risque important, car beaucoup d’entre elles et eux partent non pas vers l’Europe, mais vers la Russie.
Mme Leshchyk avertit qu’environ 600 000 jeunes restent dans les zones occupées telles que Donetsk, Louhansk, Zaporijia, Kherson et la Crimée.
« Ces enfants sont sous l’influence de la propagande russe », dit-elle. « « Elles et ils partent en Russie pour faire des études supérieures et s’intègrent à la société russe. »
« Serons-nous capables de les faire revenir ? »

La crise démographique plus large en Ukraine
L’exode des jeunes s’inscrit dans le cadre d’une crise démographique plus large qui s’est intensifiée depuis l’invasion à grande échelle de la Russie.
Selon l’Agence des Nations unies pour les réfugié·es, 100 000 personnes supplémentaires ont quitté l’Ukraine au cours des premiers mois de 2025. La Commission européenne rapporte que 4,3 millions d’Ukrainien·nes bénéficient toujours d’une protection temporaire dans l’UE. Ce nombre devrait rester stable jusqu’à la fin de l’année, avant de diminuer progressivement pour atteindre 3,8 millions en 2026.
La situation démographique à l’intérieur du pays est tout aussi préoccupante : au premier semestre 2024, la mortalité était trois fois supérieure au taux de natalité, et les classements internationaux placent l’Ukraine presque en dernière position mondiale en matière de fécondité.
Ce qui encouragerait les Ukrainien·nes à rentrer, c’est avant tout la sécurité, qui est actuellement impossible à garantir. « Après la sécurité viennent le logement et l’emploi. Puis, les membres de la famille qui restent en Ukraine, l’accès aux soins de santé et à l’éducation », explique Mme Leshchyk, citant un rapport de 2025 du médiateur Dmytro Lubinets.
Le gouvernement tente de réagir. En 2024, il a adopté une stratégie de développement démographique à l’horizon 2040, visant à encourager le retour et à maintenir les liens avec les Ukrainien·nes qui se sont installé·es à l’étranger. Une nouvelle loi sur la double nationalité, approuvée cet été, vise également à faciliter le maintien de ces liens.
Selon Mme Leshchyk, l’impact sera significatif si même un nombre limité de jeunes Ukrainien·nes à l’étranger finissent par revenir.
« Elles et ils ont vu comment les lois sont appliquées, comment l’éducation est organisée, comment fonctionne la vie quotidienne. Si elles ou ils y reçoivent également une éducation, c’est encore mieux », dit-elle.
« À leur retour, elles et ils peuvent être un moteur pour le progrès de l’Ukraine vers l’Union européenne. »
Tania Myronyshena
Tania Myronyshena est stagiaire au Kyiv Independent. Elle a déjà écrit des articles sur la culture et l’histoire pour des médias tels que Ukrainer, Mediamaker et Wonderzine. Elle est titulaire d’une licence en édition et rédaction de l’université Borys Hrinchenko de Kiev.
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