Ukraine: comment tisser des liens syndicaux en temps de guerre
Une défaite militaire renforcera les forces réactionnaires, une issue perçue comme une victoire pourrait favoriser une voie progressiste.

Publié par la CNE-CSC (Centrale Nationale des Employés, Confédération des Syndicats Chrétiens)
22 avril 2025
Entretien avec Denys Gorbach, chercheur à l’université de Lund (Suède) et auteur d’une thèse sur la classe ouvrière ukrainienne.

Denys Gorbach, quel est le paysage syndical ukrainien?
Il existe deux grands types d’organisations syndicales.
En premier lieu, on trouve une galaxie d’organisations syndicales souvent appelées « officielles » ou « traditionnelles », qui sont les héritières du syndicalisme soviétique. A l’époque, le syndicat était le bras gauche de la direction : il était chargé d’assurer la paix sociale en offrant des services et des cadeaux tout en faisant le travail de « gestion des ressources humaines ». Ce modèle de syndicats « prestataires de services » est celui de la Fédération des syndicats d’Ukraine (FPU), qui réunissait 4,8 millions de membres à la veille de la guerre, dont 1,5 millions dans l’enseignement et 0,7 million dans la santé publique. L’affiliation au syndicat « officiel », c’est-à-dire à la FPU, reste quasiment obligatoire dans le secteur public (la fonction publique, les administrations locales, l’enseignement, la santé, la culture, etc.) où la relation de dépendance vis-à-vis du gouvernement reste importante ; ainsi que dans la grande industrie (métallurgie, agro-industrie, secteurs extractifs, énergie) où il s’agit plutôt de construire un rapport de force face à un employeur privé. Dans ces secteurs, adhérer au syndicat fait « naturellement » partie de la procédure d’embauche. Une fois engagé, on est libre de quitter le syndicat, mais en réalité, les « services », tant méprisés par les syndicalistes les plus militants, sont très prisés par les ouvriers, qui passent souvent d’un syndicat à l’autre pour maximiser leurs avantages.
En second lieu, il existe des syndicats dits « indépendants », dont l’histoire prend racine dans l’immense grève de mineurs de 1989 qui a contribué à la chute de l’URSS. La plus grande structure, la Confédération des syndicats libres d’Ukraine (KVPU), compte à peu près un million de membres, notamment des mineurs, mais aussi des cheminots, des enseignants, des médecins, des aides-soignants, des camionneurs, etc. En général, il s’agit d’une minorité militante, soit environ 10% des travailleurs, souvent les plus qualifiés, qui peuvent se permettre de mener une lutte permanente contre l’employeur. Ces syndicats « militants » s’opposent aux syndicats « prestataires des services », mais ils ne peuvent pas non plus consacrer la totalité de leurs budgets aux caisses de grèves, car même la minorité combative exige des services et des avantages (cadeaux de Noël, centres de vacances, etc.). Si les syndicats « traditionnels » peuvent compter sur les revenus de leurs sociétés immobilières (qui s’élevaient, par exemple, à la moitié des rentrées de la FPU avant la guerre) et sur des subsides patronaux au niveau des entreprises, les syndicats « indépendants » ne vivent que des cotisations de leurs membres.
Quels rôles jouent les syndicats en temps de guerre ?
Avant l’invasion russe en 2022, la crise sanitaire avait déjà fortement réduit les possibilités de militantisme : il était difficile de se mettre en grève lorsque l’entreprise souffrait des retombés économiques du Covid et que les risques de se faire licencier étaient plus élevés. Néanmoins, même dans ces conditions, le syndicat indépendant des mineurs a réussi à soutenir une importante grève sauvage qui a paralysé les mines de Kryvyi Rih en 2020.
Ensuite, la guerre est venue dégradée encore davantage la situation des entreprises industrielles (celles qui n’ont pas été matériellement détruites), notamment à cause du blocus maritime. A cela s’ajoutent la mobilisation militaire et les politiques antisociales du gouvernement, qui se sont intensifiées en 2022. La loi martiale ne laisse pas beaucoup d’espace pour combattre les politiques néolibérales. Les syndicats agissent surtout au niveau de la diffusion d’un contre-discours et de la construction de liens avec les mouvements ouvriers dans les pays occidentaux. En effet, c’est la pression venant de l’étranger qui est aujourd’hui la plus susceptible de faire bouger les lignes au niveau du gouvernement ukrainien.
En parallèle, la guerre a imposé de nombreuses nouvelles missions aux syndicats. Depuis février 2022, ils s’occupent de leurs membres partis au front. Une partie importante de leurs ressources est consacrée à la coordination de l’aide matérielle aux syndicalistes devenus soldats. Malheureusement, un grand nombre d’entre eux sont morts. Dans ces cas là aussi, c’est le syndicat qui s’occupe de leurs familles, pour leur apporter une aide matérielle mais aussi juridique. En effet, le service juridique syndical est la structure la plus proche, par exemple, pour aider les veuves à établir auprès des services publics que le soldat est bien mort au combat et non simplement disparu : sans cela, elles ne peuvent pas prétendre aux allocations de l’Etat.
Avez-vous des nouvelles des militants syndicaux qui vivent encore dans les territoires occupés par l’armée russe ?
Le mouvement syndical du Donbass s’est scindé en 2014, quand les séparatistes aidés par l’armée russe ont pris le contrôle d’un grand nombre de territoires là-bas. Certains militants ont quitté ces territoires ; d’autres ont décidé de continuer leurs activités sous le nouveau pouvoir. Mais si les syndicats « officiels » se sont reconvertis, sur le modèle antérieur de soumission directe aux autorités politiques, les syndicats « indépendants » ont tout simplement été bannis, comme toutes les autres organisations à vocation militante indépendante du pouvoir. Depuis 2015-2016, je n’ai reçu aucune information concernant des militants indépendants du Donbass : c’est une espèce éteinte. L’invasion de 2022 a été beaucoup plus brutale que la guerre du Donbass déclenchée en 2014. S’il existait une certaine tolérance envers certaines initiatives populaires en 2014-2015, celle-ci a complètement disparu avec cette nouvelle guerre : à présent, il n’y a plus que l’armée qui avance, en détruisant des villes entières sur son passage. Difficile d’imaginer un syndicat, quel qu’il soit, à Maryinka ou à Vovtchansk soit-disant « libérées », où il n’y a plus ni entreprises ni maisons. Marioupol était un bastion ouvrier : aujourd’hui, ce n’est plus qu’un ramassis de béton brisé.
La guerre pousse-t-elle les syndicats à s’engager dans des actions plus politiques, en faveur d’une transformation sociale plus importante ?
C’est devenu un refrain populaire en Ukraine : « nos gars reviendront du front et réinstaureront la justice sociale ». En réalité, c’est plus compliqué. Il est en effet possible que les syndicalistes reviennent de la guerre renforcés et soudés en tant que force politique. Mais il n’y a rien d’automatique dans tout cela. Beaucoup de choses dépendront de la façon dont la guerre finira : une défaite militaire renforcera les forces les plus réactionnaires et revanchardes dans le pays, tandis qu’une issue qui serait perçue comme une victoire par les masses pourrait favoriser une voie progressiste.
Que pouvons-nous faire en Belgique pour soutenir les travailleurs et syndicats ukrainiens ?
Les efforts déjà entrepris par la gauche occidentale, et notamment par certains syndicats (notamment français), sont extraordinaires et très utiles politiquement : je parle des convois solidaires, grâce auxquels les travailleurs ukrainiens reçoivent de l’aide humanitaire, mais rencontrent aussi des syndicalistes étrangers et apprennent le sens du mot « solidarité » en pratique. Ces contacts sont sans doute l’une des rares conséquences politiques positives de cette invasion, car auparavant, on ne voyait pas l’intérêt de tisser de tels liens, surtout du côté occidental. Aujourd’hui, nous avons la possibilité de rattraper les décennies d’isolement passées et de bâtir des ponts, plutôt que de reproduire le discours de l’extrême droite sur la protection des frontières. Dans l’immédiat, une campagne menée par les forces de gauche pour accueillir l’Ukraine dans l’espace européen et pour lui permettre de se reconstruire grâce à l’annulation des dettes et au transfert des avoirs russes gelés serait la bienvenue. Une telle campagne se démarquerait des récits de l’extrême-droite prorusse et des libéraux qui veulent saigner l’Ukraine indéfiniment.
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