Vers un transport public gratuit en Ukraine ?
Vers un transport public gratuit en Ukraine ? Le bien commun contre la modernité capitaliste

Article publié en anglais par Simon PIrani dans "The Ecologist", 27 août 2025
Traduit pour ESSF par Adam Novak
Le transport public gratuit peut ouvrir les villes à tous. Il combat l’injustice sociale et peut également aider à lutter contre le changement climatique, en s’éloignant des systèmes de transport urbain centrés sur la voiture.
Le transport public a été rendu gratuit dans plus de 130 municipalités au Brésil – et, en Europe, au Luxembourg ; à Tallinn, en Estonie ; à Belgrade, en Serbie et dans plusieurs villes françaises.
Dans cette interview, l’auteur et activiste Denys Gorbach s’entretient avec le Dr Simon Pirani au sujet de Kryvyi Rih, en Ukraine [1], où le transport public municipal a été rendu gratuit – mais avec des résultats mitigés. Zhenya Polshchykova, une activiste ukrainienne dans les mouvements sociaux, s’est également jointe à la conversation.
Réseaux: Denys Gorbach est un chercheur franco-ukrainien à l’Université de Lund, en Suède. Il est impliqué dans les mouvements sociaux et aide à gérer le site web activiste Spilne/Commons.
Son livre The Making and Unmaking of the Ukrainian Working Class : Everyday Politics and Moral Economy in a Post-Soviet City(Berghahn Books, 2024), comprend un chapitre sur les réseaux de transport public de Kryvyi Rih.
Simon : Veuillez commencer par dire à nos lecteurs qui vit à Kryvyi Rih, que font-ils, et où se trouve-t-elle ? Est-elle près de la ligne de front ?
Denys : Kryvyi Rih est une très grande ville minière, qu’il vaut mieux appeler une cité, avec 600 000 habitants. À son apogée, elle comptait près d’un million d’habitants, et selon certaines théories du complot, la population a en fait atteint un million, mais les autorités de la région de Dnipropetrovsk n’ont jamais voulu le reconnaître, car cela aurait nécessité la création d’une région séparée.
Maintenant la population est d’environ 600 000 habitants. Économiquement, Kryvyi Rih est une ville minière et sidérurgique, avec une population majoritairement ouvrière. La ligne de front est à environ 100 kilomètres.
Simon : Quel est l’état du système de transport public ? Quelles sont les parts respectives du transport public et des voitures privées dans les volumes de transport ?
Denys : Kryvyi Rih est un peu spéciale en raison de sa configuration géographique : elle est très longue et étroite. Traditionnellement, la ville n’était pas du tout dominée par la voiture, mais à cause des difficultés pour se déplacer d’une partie de la ville à l’autre, au cours des dernières décennies, il est devenu de plus en plus courant pour les gens de la classe ouvrière d’acquérir des voitures. Kryvyi Rih, y compris l’infrastructure routière, a été construite principalement dans les années 1960, pour une population beaucoup plus importante. Historiquement, le transport public était déterminé par les rythmes des entreprises industrielles où travaillait la plupart des gens.
Actuellement, bien que les voitures deviennent beaucoup plus courantes qu’il y a 20 ou 30 ans, les routes principales – la soi-disant ligne rouge à travers la ville – comptent toujours six, ou à certains endroits huit, voies. Les deux voies extérieures ne sont jamais utilisées, sauf pour le stationnement. La deuxième voie est utilisée par les gens qui guettent un bus ou une marshrutka [2]. Les gens ont tendance à traverser ces autoroutes incroyablement larges au hasard, sans s’appuyer sur les passages pour piétons, parce que c’est relativement sûr. Dans l’ensemble, je dirais que les voitures ne sont pas aussi écrasantes dans le paysage public qu’elles pourraient l’être à Londres, par exemple.
Simon : Vous avez mentionné les bus et les marshrutki. Sont-ce les principales formes de transport public ? Et veuillez expliquer ce que sont les marshrutki.
Denys : Les bus sont la forme de transport municipal la plus largement utilisée. Ensuite, il y a les trolleybus, qui ressemblent structurellement aux bus, mais fonctionnent à l’électricité et nécessitent des câbles aériens ; les tramways, qui sont principalement limités aux zones centrales de la ville ; et ce que les habitants appellent le métro. Ce n’est pas vraiment un métro, plutôt un métrotram – un tramway qui circule sous terre. Ce sont les quatre moyens de transport qui existaient au début de l’Ukraine indépendante, en 1991. Et pendant les années 1990, un cinquième mode a été ajouté, la marshrutka ou minibus, qui a évolué plus ou moins spontanément, pour combler les lacunes créées par tout ce qui se passait dans l’économie.
Au départ, c’étaient des minibus ou des voitures privés de quelque provenance que ce soit, qui pouvaient transporter une douzaine de personnes environ, et ils n’étaient pas du tout réglementés. C’était une solution temporaire et spontanée qui a été codifiée plus tard et a trouvé sa place dans les lois. Alors maintenant, dans l’espace post-soviétique, une marshrutka désigne généralement un Mercedes-Benz Sprinter, transformé pour ajouter des fenêtres, pour le rendre adapté au transport de passagers. Ou cela pourrait être l’un des minibus conçus et produits en Ukraine à cette fin. Les marshrutki sont jugées plus fiables, plus fréquentes et plus flexibles en termes d’endroits où elles peuvent s’arrêter, que les bus. Elles sont en concurrence directe avec le transport municipal classique.
Simon : Donc les bus, tramways et trolleybus sont gratuits, mais les marshrutki ne le sont pas. Combien coûte le tarif ?
Denys : Quinze hryvnias [0,31 €].
Simon : Dans les villes russes que j’ai visitées, y compris Moscou, les marshrutki étaient privées, tandis que les autres transports publics appartenaient à la municipalité, et la privatisation des années 1990 n’a pas empiété sur ce secteur. Est-ce également le cas à Kryvyi Rih ?
Denys : Je ne connais pas la situation en Russie, mais ce n’est pas le cas en Ukraine. Le transport public a été l’un des premiers secteurs affectés par la privatisation des années 1990. Les entreprises de transport municipal [3] ont été très rapidement vendues dans le cadre du système de « privatisation par bons » : chaque employé a reçu des actions, et il n’y avait pas de propriétaire clair. [4]
Ces entreprises de transport n’étaient pas rentables ; au contraire, la privatisation était avant tout un moyen pour les autorités publiques de se débarrasser des passifs financiers. Et les bus sont très rapidement tombés en délabrement et en mauvais état.
Les marshrutki étaient privées, dès leur début, dans les années 1990. Et même si, légalement, elles sont les mêmes types d’entreprises privées que les compagnies de bus, il existe une distinction qui tient beaucoup dans l’imaginaire populaire : les bus, trolleybus et le reste sont perçus comme étant publics, appartenant au domaine public ou au bien commun, tandis que les marshrutki sont quelque chose de nouveau, moderne et non-socialiste, annonciateurs de la modernité capitaliste. Elles sont publiquement perçues comme relevant du domaine de l’initiative privée.
Cela a eu des implications dans le domaine des tarifs de transport : avec le coût de la vie qui montait en flèche dans tout le pays, le parlement national a progressivement introduit une foule de catégories de population ayant droit à des tarifs réduits ou nuls pour les biens publics comme le chauffage et les charges communes, le téléphone fixe, etc. Cela comprenait la gratuité du transport public.
Ces usagers gratuits légaux, lgotniki [5], comprenaient divers groupes : les retraités, les vétérans du travail, les handicapés, les vétérans de la Seconde Guerre mondiale, les « enfants de la guerre » (ceux qui étaient vivants en 1945 ou avant), les personnes qui étaient allées à Tchornobyl [6] comme premiers intervenants, les vétérans de la guerre d’Afghanistan, les mères célibataires, les orphelins, etc. Ces lois, cependant, étaient mal vues par les autorités locales, qui devaient compenser les pertes qui en résultaient pour les entreprises de transport mais n’avaient pas de ressources pour cela dans leurs budgets.
Ainsi, en réalité, une mesure salutaire, visant à alléger le fardeau de la crise économique pour les plus vulnérables, a accéléré la chute de tout le système de transport public. Les modes de transport basés sur l’électricité, qui sont restés en propriété publique, ont réussi à survivre en principe, même si leur matériel roulant a été drastiquement réduit en volume et en qualité. Quant aux compagnies de bus nouvellement privatisées, face à la crise du carburant après que la Russie soit passée aux prix du marché pour le pétrole, elles ont rapidement fait faillite. À la fin des années 1990, les bus conventionnels « gros » ont cessé d’exister, ce qui était perçu comme un développement normal : selon le maire de l’époque de Kryvyi Rih, Yuri Liubonenko, « leur temps était révolu ».
En même temps, les marshrutki ont réussi à échapper à ces réglementations grâce à leur nouveauté : personne ne savait vraiment ce qu’il fallait faire exactement avec ces nouveaux véhicules brillants, ostensiblement « commerciaux » par opposition aux bus « publics » mourants. La législation nationale sur les lgotniki ne les couvrait pas, et localement, un compromis a finalement été négocié : le conseil municipal les a obligées à prendre un usager gratuit par voyage, et même cela a été vivement contesté : les histoires de conducteurs de marshrutki grossiers criant sur de pauvres grand-mères (ou, maintenant, des vétérans militaires) revendiquant leur droit à la gratuité abondent encore.
D’autre part, les conducteurs ne sont pas exactement des profiteurs maléfiques non plus. Le schéma habituel d’une compagnie de marshrutka est très informel : le propriétaire de la compagnie possède peu ou pas de matériel roulant ; il obtient tous les permis nécessaires, conclut le contrat avec le conseil municipal (généralement, il est personnellement proche du maire ou d’autres notables), puis cherche des conducteurs qui viennent souvent chacun avec son propre minibus.
Le conducteur doit donner au propriétaire une somme fixe d’argent pour chaque jour de travail ; le reste de ses revenus quotidiens constitue son salaire, avec lequel il doit acheter du carburant et entretenir le véhicule. Tout cela n’est guère taxé ou comptabilisé dans les registres officiels. Le conducteur est « libre » de s’auto-exploiter autant qu’il le peut pour maximiser ses revenus ; il est aussi libre de rentrer chez lui et d’arrêter de desservir la ligne dès 21h, quand les passagers se font plus rares. Cette autonomie le met dans un antagonisme à somme nulle avec la grand-mère qui veut exercer son droit : s’il la laisse monter, ses revenus quotidiens sont plus petits de 15 UAH [0,31 €)].
Simon : Nous sommes donc sortis des années 1990 avec un secteur public qui n’est PAS public au sens de la propriété, qui est en pagaille, et dans lequel rien n’a été investi. Et nous avons des marshrutki, gérées par des entrepreneurs des années 1990. Comment sommes-nous passés de là à la gratuité du transport public ? Et pourquoi ?
Denys : Le transport public gratuit semble plus spectaculaire qu’il ne l’est sur le terrain à Kryvyi Rih – bien que ce soit mieux que rien. Donc, depuis 2020, tout le transport municipal est gratuit, ce qui est bien. Le problème est que cela n’inclut pas les marshrutki. Les réalités sur le terrain sont que, grâce à la reprise de la croissance économique dans les années 2010, la flotte de bus publics est réapparue, mais elle ne constituait qu’une fraction de ce qu’elle avait été à l’époque soviétique (Jusqu’en 1991). Le dernier chiffre que j’ai pour la flotte municipale de bus, pour 1997, est de 210-220 unités. En 2019, la flotte « restaurée » est de 15 unités, passant à 23 en 2020. Les tramways et trolleybus n’ont jamais complètement disparu, mais leur nombre a été « naturellement » divisé par deux sur la période entre 1995-2020.
Cette restauration était surtout un travail d’imaginaire politique – un fétiche qui était censé représenter quelque chose – plutôt que de faire le travail d’emmener réellement les gens quelque part ! Maintenant, une fois les tarifs abolis, cela est devenu principalement le domaine des gens qui sont riches en temps mais pas en argent, comme les retraités, les enfants et les étudiants... tandis que les gens en âge de travailler n’ont pas le temps d’attendre une heure ou plus que leur bus arrive. Donc la majeure partie de la population active utilise les marshrutki payantes. En réalité, il y a un système à deux vitesses.
Simon : Nos amis au Brésil nous disent que dans de nombreuses villes là-bas, ils avaient d’un côté un système public mal investi, et de l’autre l’équivalent brésilien des marshrutki... et les gouvernements locaux ont décidé d’investir dans le système public, qui s’effondrerait autrement. Et ils ont aussi décidé de le rendre gratuit, et d’en faire un bon service, pour concurrencer les marshrutki. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé à Kryvyi Rih, n’est-ce pas ?
Denys : Kryvyi Rih et Marioupol [7] étaient deux villes qui se ressemblaient par leur taille, leur profil économique et leur démographie. [À un moment donné dans les années 2010] elles ont divergé dans leur politique de transport public. Kryvyi Rih a pris la voie de l’intervention minimale et de l’investissement minimal – et à cause de cela, il était si facile pour eux de finalement franchir cette énorme étape de rendre le tout complètement gratuit, parce qu’ils avaient maintenu les tarifs bas, très fortement subventionnés, pendant des années et même des décennies auparavant. Avec toutes les dévaluations dramatiques de la monnaie de 1998, 2008 et 2014, le tarif nominal entre 1997 et 2020 a augmenté moins de dix fois : de 0,3 à 2,5 UAH [0,006 € à 0,05 € au taux de change actuel]]. La stratégie était : faible investissement, faible résultat.
Marioupol, en partie parce que la verticale du pouvoir politique était plus prononcée, et le maire était plus étroitement lié au Parti des régions [8], a suivi une stratégie d’élimination des petites flottes privées [de marshrutki], en investissant simultanément dans la rénovation et l’augmentation des bus dans le domaine municipal. Donc le transport public était de bien meilleure qualité, plus disponible en termes de fréquence et de circulation – mais aussi assez cher. [Cela se réfère à Marioupol avant mai 2022, quand elle a été occupée par les forces armées russes.]
Vous pourriez donc trouver des plus et des moins dans les deux situations. Probablement que la plupart des gens qui lisent cette interview préféreraient la seconde ! Si vous avez un matériel roulant qui est plus ou moins bien entretenu, alors vous pouvez faire quelque chose avec, et le rendre gratuit à l’avenir, plutôt que d’avoir un matériel roulant qui s’éteint.
Il n’y a aucune raison pour que ces deux stratégies différentes ne puissent pas être combinées en Ukraine : pousser les marshrutki hors d’existence par la concurrence du marché, et, ensuite, avoir la volonté politique de faire des réformes progressistes. Mais en réalité, jusqu’à présent, elles existent comme des alternatives mutuellement exclusives, correspondant aux deux visions politiques globales différentes, des façons d’« humaniser » le capitalisme, dont aucune n’est probablement complètement convaincante.
Simon : Pour revenir à la décision de Kryvyi Rih en 2020 de rendre le transport public gratuit. Malgré tous les aspects négatifs que vous avez mentionnés, était-ce important à l’époque ? Par exemple, nous de Fare Free London [9] étions enthousiastes de recevoir d’amis à Montpellier, en France, des photos de la grande fête qu’ils ont organisée pour marquer l’introduction du transport public gratuit. Comment cela se compare-t-il ?
Denys : Le transport public gratuit a été précédé par une expérimentation pendant la pandémie de Covid, quand le transport public a été rendu gratuit pour tous ceux qui voyageaient – mais l’accès au transport n’était autorisé qu’à ceux qui avaient un besoin spécifique de voyager. Ensuite, il y a eu des élections locales, et le transport public gratuit était l’une des principales promesses électorales de l’héritier désigné du maire sortant ; l’autre était que chacun reçoive 500 hryvnias [10,50 €] par an en tant que résident de la ville. Ce n’est pas beaucoup, mais « montrer que vous vous souciez » est aussi important ! Il n’y a donc pas eu de célébrations publiques, mais il y a eu la victoire convaincante d’un candidat qui aurait autrement eu beaucoup plus de mal à obtenir des votes, et la désorientation complète de l’opposition nationaliste-libérale.
Cette opposition, dont la rhétorique est contre les machines politiques et le clientélisme, et pour l’État de droit, plus tout le truc nationaliste, était complètement contre la gratuité du transport public. Dès le début, et jusqu’à aujourd’hui, une fois tous les deux mois environ, quelqu’un de ce milieu lance une nouvelle pétition contre le transport public gratuit. Chaque pétition échoue misérablement. C’est étrange, parce qu’ils comprennent eux-mêmes que, si inefficace que nous puissions penser que le système actuel soit, et si insuffisant, il est massivement populaire, et personne dans son bon sens ne voudrait que ce petit morceau de bien public leur soit retiré à nouveau.
Donc ils peuvent dire ce qu’ils veulent sur le fait que c’est un instrument de domination politique et de politique clientéliste – ce que c’est – mais même si la population active préfère les marshrutki, de toute façon leurs parents et leurs enfants utilisent ce transport municipal... et c’est gratuit. Donc ils n’aimeraient pas s’en débarrasser. Tout cela a ajouté une nouvelle dimension à la lutte politique locale.
Simon : Pourriez-vous expliquer en quelques mots qui sont le parti au pouvoir et l’opposition libérale-nationaliste ?
Denys : Historiquement, depuis le milieu des années 2000, Kryvyi Rih était gouvernée par le Parti des régions, qui a été interdit en 2015, après les événements d’Euromaïdan [10]. Ensuite, il s’est réinventé en deux projets politiques concurrents. Le maire jusqu’à ces élections de 2020, Yuri Vilkul, appartenait à l’un d’eux, le "Bloc d’opposition", et son héritier désigné venait du second, "Pour la vie". Cet héritier a été élu, mais est mort dans des circonstances étranges peu après. Actuellement, Vilkul est de retour, comme maire par intérim.
L’opposition libérale nationaliste est soutenue par ce qu’on pourrait appeler les classes éduquées, qui ont été une minorité activiste depuis la révolution orange de 2004 [11], jamais très proche de prendre le pouvoir au niveau local, mais suffisamment bruyante pour être entendue, pour occuper une grande partie de la sphère publique. Ce sont des gens du milieu universitaire, des journalistes, des artistes, des petits entrepreneurs qui n’ont aucun espoir d’être incorporés dans une machine politique, et donc ils essaient de construire une alternative.
Simon : Les lecteurs savent peut-être que Kryvyi Rih est la ville natale du président ukrainien, Volodymyr Zelensky. De quel côté est-il ?
Denys : Quand il est devenu président, lors de l’élection de 2019, c’était un grand moment d’incertitude. Sa rhétorique était très hostile au maire et à l’élite locale, mais au moment des élections locales de 2020, cette élite avait eu le temps de se regrouper. Elle a défait de manière décisive le candidat soutenu par Zelensky, qui n’appartenait ni aux successeurs du Parti des régions ni à l’opposition libérale.
Simon : Donc, le transport public est gratuit – et bien qu’il n’y ait pas eu de grande fête de rue, c’est très populaire... mais parce que les bus sont si peu fréquents, la plupart des travailleurs prennent les marshrutki, et les gens sans argent attendent probablement. Entrons dans les détails. Y a-t-il des moments où les travailleurs utilisent le transport gratuit ? Et, deuxièmement, que pourraient faire les citoyens de Kryvyi Rih pour améliorer la situation du transport public gratuit ?
Denys : Il n’y a pas de distinction impénétrable entre ceux qui utilisent les marshrutki et ceux qui utilisent les bus. Si vous voulez aller quelque part, vous sortez dans la rue et prenez la première chose qui arrive. Si c’est un bus ou un trolleybus, vous vous sentez très chanceux. Non seulement ils sont gratuits, mais ils sont en fait tous deux plus confortables que les minuscules marshrutki. Mais le temps d’attente moyen pour une marshrutka est, disons, de quatre minutes, et pour un bus c’est 40 minutes ou plus. Les préférences des gens ne sont pas une question de valeurs ; c’est juste très pragmatique. (Bien qu’il soit vrai que dans les années 1990, le transport municipal était très clairement marqué comme le lot des « perdants » socio-économiques. Il me semble que cette dimension de classe n’a pas vraiment été présente récemment.)
Quant à ce qu’il faut faire – investir. Et en plus d’évincer les marshrutki, vous pouvez les réglementer. Vous avez le droit de rendre la vie de leurs propriétaires beaucoup moins agréable qu’elle ne l’est maintenant. Dans de nombreuses villes européennes, par exemple, quelle que soit la forme de propriété, vous pouvez exploiter le transport public si vous avez les licences nécessaires, mais vous êtes obligé d’obéir aux règles en termes d’itinéraires, d’horaires, etc. Le problème à Kryvyi Rih est précisément que ces actions légalement permissibles ne sont pas conçues comme légitimes familièrement. C’était évident quand j’ai interviewé des gens pour ma recherche.
Un expert en transport était fasciné par ma description du système d’abonnements mensuels à Paris : pour lui, c’étaient des souvenirs de la période soviétique perdue depuis longtemps. Un tarif étudiant réduit... pour lui, c’était le socialisme, c’était si génial ! Mais même pour ce rêveur, il était hors de question de faire fonctionner les marshrutki la nuit, par exemple. C’est un problème à Kryvyi Rih : après 22h00, il est complètement impossible d’aller n’importe où, parce que les opérateurs privés de marshrutki ne veulent pas gaspiller du carburant sur un véhicule qui est moins que plein. Mon interviewé a dit, eh bien, vous pourriez avoir un tarif spécial de nuit pour les encourager, mais ce n’est pas légal, et qui ferait cela ?
De même, les marshrutki sont pour une raison quelconque autorisées à choisir les itinéraires les plus rentables, tandis que les moins rentables sont laissés à la flotte municipale – ce qui, encore une fois, n’est pas quelque chose que nous devons supporter.
Simon : Il y a des arguments similaires au Royaume-Uni. À Londres, nous avons la concession : l’autorité municipale offre des contrats aux opérateurs de bus privés avec des conditions attachées, y compris les itinéraires, les tarifs et les horaires. Mais dans la plupart des autres villes, les opérateurs peuvent faire plus ou moins ce qu’ils veulent. Le gouvernement a accepté que la concession soit plus répandue. Mais cette conversation me fait penser qu’il y a une autre option à Kryvyi Rih : la municipalité pourrait dire aux opérateurs de marshrutki : vous pouvez exploiter cet itinéraire, faire tant de services par heure, gratuitement, et nous vous paierons avec le budget municipal, financé par la fiscalité générale.
Denys : Autant que je sache, dans la plupart des villes du monde où le transport public est gratuit, le matériel roulant est entre des mains privées – à Tallinn, par exemple. Et cela fonctionne. De plus, à Kryvyi Rih, les marshrutki ont déjà l’obligation de prendre une personne par voyage gratuitement – c’est-à-dire, une personne qui est qualifiée, comme un vétéran de guerre ou un retraité.
Simon : Mais ça pourrait être douze personnes !
Denys : Oui, ça pourrait être douze, ça pourrait être tout le monde – parce que le principe est déjà là. Pour l’instant, juste une personne voyage gratuitement.
Zhenya : Puis-je ajouter quelque chose ? Quand nous parlons des gens qui utilisent le transport public gratuit, nous devons ajouter un groupe significatif : les personnes déplacées internes (PDI) [12] qui ont déménagé à Kryvyi Rih à la suite de la guerre, surtout depuis l’invasion à grande échelle de février 2022. Beaucoup de PDI ont choisi de déménager à Kryvyi Rih elles-mêmes, espérant trouver plus d’opportunités d’emploi dans une grande ville. D’autres ont été évacuées dans des convois organisés par le gouvernement depuis des endroits près de la ligne de front, et installées dans les grands dortoirs convertis fournis par la ville. Il est difficile de connaître les chiffres exacts des PDI : si les gens viennent par eux-mêmes, ils peuvent s’enregistrer, ou pas. Mais selon les statistiques officielles, la ville accueille plus de 83 000 PDI.
Une grande proportion de ces gens sont âgés, des personnes handicapées, et des familles avec enfants. Et même parmi les gens en âge de travailler, beaucoup n’ont pas d’emploi. Le soutien financier qu’ils reçoivent de l’État est insuffisant, et a été encore réduit pour certaines catégories. Donc beaucoup d’entre eux ne peuvent pas se permettre d’utiliser les marshrutki. Et parce que Kryvyi Rih est si longue géographiquement, vous devez souvent prendre plus d’une marshrutka pour un voyage. Si vous vivez avec cette aide de l’État, de 2000 hryvnias [42 €] par mois, vous réfléchirez à deux fois sur comment vous rendre à votre destination – ou sur le fait d’aller quelque part ou pas du tout. Donc les PDI sont un groupe significatif de personnes qui doivent compter sur le transport public gratuit. Mais encore, parce qu’elles sont PDI, elles ne sont pas impliquées dans la vie politique de la ville. S’il y avait des élections municipales, elles ne pourraient pas voter, donc leurs besoins et opinions peuvent ne pas être si visibles.
Simon : Et les PDI n’ont pas droit au transport gratuit sur les marshrutki, comme les retraités par exemple ?
Zhenya : Non, il n’y a pas de concessions pour les PDI.
Simon : Y a-t-il des groupes ou des militants qui s’expriment sur la façon d’améliorer le transport public à Kryvyi Rih ?
Denys : Cette idée a été victime du « réalisme capitaliste » de la population locale [13]. Personne ne veut revenir sur l’idée que le transport municipal soit gratuit, mais exiger quelque chose de plus, exiger que le transport soit meilleur, plus largement disponible, etc. – tout le monde continue de dire : « soyons réalistes, tenons-nous en à ce qui est possible », et des choses comme ça.
Simon : Nous entendons cela aussi. Quand nous distribuons des prospectus sur Fare Free London, les gens nous disent : c’est une idée géniale, mais ça ne peut pas arriver. Nous leur répondons en pointant vers toutes ces villes au Brésil, en France, aux États-Unis et ailleurs, où le transport public est gratuit – et sans certains des problèmes que vous avez mentionnés à Kryvyi Rih.
Notes
[1] Kryvyi Rih est une ville industrielle d’environ 600 000 habitants située dans le centre-sud de l’Ukraine, à environ 100 kilomètres de la ligne de front
[2] Une marshrutka est un minibus privé qui suit généralement l’itinéraire (marshrut) emprunté par les bus publics. Ces véhicules sont devenus courants dans l’espace post-soviétique dans les années 1990
[3] ATP ou avtotransportnye predpriatiia : entreprises de transport automobile en ukrainien/russe
[4] La « privatisation par bons » des entreprises rentables a notoirement abouti à l’accumulation des actions par de riches propriétaires qui ont rapidement pris le contrôle
[5] Lgotniki : terme russe/ukrainien désignant les personnes bénéficiant de réductions ou d’exemptions sur les services publics
[6] Tchornobyl : orthographe ukrainienne de Tchernobyl, site de la catastrophe nucléaire de 1986
[7] Marioupol : ville portuaire ukrainienne occupée par les forces armées russes depuis mai 2022
[8] Parti des régions : parti politique ukrainien dirigé par Viktor Ianoukovytch, président destitué en 2014
[9] Fare Free London : campagne britannique pour la gratuité du transport public à Londres
[10] Euromaïdan : mouvement de protestation de 2013-2014 qui a abouti à la destitution du président Viktor Ianoukovytch
[11] Révolution orange : mouvement de protestation de 2004 en Ukraine
[12] PDI : personnes déplacées internes – terme technique désignant les réfugiés internes d’un pays
[13] « Réalisme capitaliste » : concept du théoricien culturel Mark Fisher décrivant l’acceptation généralisée que le capitalisme est le seul système économique viable
Pour approfondir
Denys Gorbach, «La plupart des gens pensent à survivre».
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