Entretien avec le réalisateur Denis Tarasov
Un simple jeune Ukrainien, se retrouve dans les années 70 dans un hôpital psychiatrique soviétique à cause de son amour pour la musique rock

Traduit en français par RESU-Belgique
Dans le cadre du cycle "Filmer, c'est résister" nous projetterons à Bruxelles le jeudi 26 juin à 18h45, le film «Diagnostic: dissident"» ("Bozhvini") de Denis Tarassov. Ce film de fiction est basée sur l'histoire réelle de dissidents soviétiques placés dans des asiles psychiatriques.
Le film «Diagnostic: dissident"» ("Bozhvini") du réalisateur Denis Tarassov, est sorti fin octobre 2023. Il a remporté cette année 12 prix internationaux dans différents festivals de cinéma, et devrait être nominé aux Oscars l'année prochaine. Le film a été projeté aux États-Unis, au Canada et même à Rome. Nous avons discuté avec Denis Tarasov de la création du film et de son parcours difficile jusqu'au public. Pourquoi vaut-il la peine d'être vu ?
De quoi parle le film ?
Le héros du film « Bozhivni », Andriy Dovzhenko (Kostyantyn Temliak), un simple jeune Ukrainien, se retrouve dans les années 70 dans un hôpital psychiatrique soviétique à cause de son amour pour la musique rock occidentale interdite et subit des violences psychologiques, des tortures et l'action de substances psychotropes interdites dans le monde entier. C'est ainsi que le KGB luttait contre les personnes éprises de liberté qui n'acceptaient pas les règles absurdes du régime communiste.
Andriy est confronté à un choix : coopérer avec le KGB et retourner dans sa famille, ou révéler la vérité sur les dissidents torturés dans les hôpitaux psychiatriques.
Denis, le film « Bozhivni » a remporté 12 prix internationaux. Et en Ukraine ?
Et en Ukraine, rien. Notre film, par exemple, n'a même pas été pris en considération pour la nomination au prix des critiques de cinéma ukrainiens « Kinokolo ».
Les critiques de cinéma ukrainiens le jugent sans doute indigne d'être pris en considération. À mon avis, notre cinéma est un peu sous-estimé en Ukraine, car dès le huitième jour de l'exploitation de « Bozhivili », dans de nombreuses villes du pays, le film a été retiré des écrans ou déplacé à des séances plus tôt dans la journée. On ne comprend pas pourquoi, car le film était et reste très demandé : les salles sont pleines partout, certains spectateurs pleurent en regardant « Bozhivni ». C'est une sorte de sabotage.
Je voulais simplement que ce film puisse toucher un plus grand nombre de personnes, car il doit éveiller les consciences, pousser à se réveiller. Je voudrais plus de reconnaissance pour toute l'équipe, car ce film n'est pas seulement mon travail, mais celui d'un groupe immense de personnes dont je suis responsable.

On dit que le film a été interdit à la distribution à cause d'un acteur qui a joué le rôle d'un traître dans « Bozhivni » et qui a fini par déménager en Russie...
Absolument pas. Cela n'a aucun rapport.
Pourquoi penses-tu cela ?
Le film a été tourné avant la guerre à grande échelle. Et l'équipe du film n'est en aucun cas responsable des actions des acteurs. Plus encore : cinq acteurs de « Bozhivni » sont actuellement volontaires au front, notamment l'acteur principal, Kostya Temlyak.
Il est l'acteur principal du Théâtre Podil, il aurait pu rester tranquillement à Kiev et jouer dans des pièces. Mais il me disait tout le temps qu'il ne pouvait pas rester tranquille alors que les gars étaient là-bas. Il est donc d'abord parti comme volontaire près du front pour apprendre le métier de secouriste. Puis il s'est engagé dans l'aviation civile. C'est comme ça qu'il est. En fait, son héros, Andriy Dovzhenko, est un combattant épris de liberté, et Kostya Temlyak est exactement comme lui.

Quand je l'ai vu pour la première fois, j'ai tout de suite senti que c'était mon homme. Car « Bozhivni » parle en grande partie de moi : j'ai toujours été un franc-tireur, un rebelle, j'ai toujours nagé à contre-courant. J'ai toujours été impulsif, et quand il fallait se taire, je ne le faisais jamais. Mais Kostya Temlyak a dépassé toutes mes attentes en termes d'humanité et de courage. Je lui voue un immense respect pour cela.
Pour son rôle dans le film « Bozhivni », Kostya Temlyak a reçu deux prix internationaux du meilleur acteur : au festival de Montréal et au festival du cinéma ukrainien « Ptakh » à Londres.

Pour son rôle dans le film « Bozhivni », Kostya Temlyak a reçu deux prix internationaux du meilleur acteur : au festival de Montréal et au festival du cinéma ukrainien « Ptakh » à Londres.
Tu as reçu deux distinctions internationales en tant que meilleur réalisateur. Cela a-t-il changé quelque chose en toi et dans ta vie ?
Rien n'a changé dans ma vie. Mais j'ai acquis une certitude encore plus grande que je suis sur la bonne voie, que je fais tout correctement et que j'ai pris les bonnes décisions concernant le film. Comme tout créateur, un réalisateur a toujours des « démons dans la tête », il n'est jamais satisfait de lui-même.

Je me reproche constamment de ne pas avoir filmé quelque chose correctement, de ne pas avoir monté correctement. Et quand des experts du monde entier regardent ton film, disent qu'il est génial et te remettent même un prix, cela renforce considérablement l'estime de soi et donne la force et l'énergie nécessaires pour faire quelque chose de nouveau.
Même Sean Penn a regardé « Bozhivili » !
Il a vu la bande-annonce et certains extraits du film. Je lui ai également montré le film, et il a même promis de le montrer à Steven Spielberg. Mais je ne pense pas que cela se soit fait.
Quand était-ce ?
Au début de la guerre à grande échelle, après que Penn ait remis l'Oscar à Zelensky. Sean voulait rencontrer un réalisateur ukrainien, et on m'a présenté à lui — il y avait aussi deux producteurs et notre scénariste. Il était curieux de savoir comment nous travaillions ici, ce qui se passait.
Le 8 novembre 2022, l'acteur et réalisateur américain Sean Penn est venu en Ukraine. Il a remis l'Oscar au président Volodymyr Zelensky et a reçu l'ordre « Pour le mérite ». « L'artiste a remis l'Oscar au président ukrainien en signe de confiance dans la victoire de notre pays.
Vous et votre équipe avez terminé le tournage avant le début de la guerre à grande échelle. Le thème du film est bien sûr toujours d'actualité. Mais comment l'avez-vous choisi à l'époque ?
Je pense que ce thème était évident, mais personne ne l'abordait, car tout le monde avait peur d'en parler — c'est un sujet très difficile. Mais notre équipe n'a pas eu peur. Compte tenu de l'après-soviétisme dans lequel nous vivons, ce thème était d'actualité il y a trois ans, cinq ans, dix ans. Et il le restera encore longtemps. Car tout ce soviétisme des pays post-soviétiques n'a pas disparu. La Russie continue de se comporter sans pitié envers son propre peuple et les pays voisins.
Notre film et l'hôpital psychiatrique qui y est montré sont une métaphore du totalitarisme et du système dans son ensemble. La même chose se passe en Corée du Nord, en Chine, dans n'importe quel pays totalitaire, car les méthodes punitives sont la marque d'un État totalitaire.
Lrs du festival à Varsovie, une membre du jury, une réalisatrice chinoise, m'a abordé et m'a dit que nous vivions dans un pays libre si nous pouvions tourner un tel film. Car dans son pays, c'est actuellement impossible.
Votre équipe a déclaré un jour que la psychiatrie punitive était à nouveau utilisée dans les territoires occupés. D'où vient cette information ?
Je vais vous en dire plus : environ deux semaines avant l sortie de « Bozhivolni » en Russie, la psychiatrie forcée a été réintroduite au niveau législatif. Cela montre que ce pays revient officiellement aux méthodes punitives. Car nous ne savons pas grand-chose de ce qui se passe dans les coulisses de ces hôpitaux.
Comment ça se passe en Russie ? Si tu dis « Non à la guerre » ou quelque chose de négatif sur le pouvoir, ça veut dire que tu n'as pas toute ta tête. Tu sors avec une pancarte « Non à la guerre » sur la Place Rouge, et tu te retrouves en prison pour 10 ans — ce sont les mêmes méthodes punitives.
Quant à la médecine punitive dans les territoires occupés, il existe de nombreuses preuves, recueillies par des journalistes. Par exemple, des défenseurs des droits humains américains ont officiellement confirmé que la psychiatrie punitive avait été utilisée en Crimée contre le président du Méjlis, parce qu'il s'opposait à l'annexion russe. Dans notre film, le générique final le prouve, regardez.
La musique dans « Bozhivni » est un personnage à part entière. On y retrouve des influences de Led Zeppelin, Deep Purple, etc. Combien vous ont coûté les droits sur ces morceaux ?
La musique est vraiment géniale, mais elle a été spécialement composée pour notre film par mon bon ami, le compositeur incroyablement talentueux Hossein Mirzagoli. L'orchestre symphonique a été enregistré pendant les bombardements dans un studio de Lisova, à Kiev. Aucun des musiciens n'a quitté le studio malgré les tirs. Je ne sais pas dans quel autre pays cela aurait été possible.
Le morceau principal a été enregistré à Berlin, où Mirzagoli s'est installé, puis mixé au studio Abbey Road sous la supervision du producteur sonore de Led Zeppelin. Des bandes magnétiques ont été achetées spécialement pour ce morceau, sur lesquelles il a été enregistré, puis numérisé, ce qui nous a permis d'obtenir le son des années 1970.
Hossein Mirzagoli est un compositeur iranien qui a fui le régime de son pays pour se réfugier en Ukraine, où il a construit un studio d'enregistrement. Il vit actuellement à Berlin avec sa femme ukrainienne et leurs deux enfants.
Tu voyages beaucoup à travers différents pays pour présenter ton film, mais tu reviens toujours à Kiev. Pourquoi ?
Oui, j'aurais eu beaucoup d'occasions, si j'avais été quelqu'un d'autre, de rester ailleurs. De tromper tout le monde en disant que je partais pour un festival, puis de disparaître. Mais je ne veux pas. Pire encore : par exemple, lors du festival international du film de Varsovie, un festival de classe A, j'ai présenté un film, je suis monté sur scène, j'ai reçu des distinctions, j'ai dit à quel point la Russie était impitoyable et à quel point nous avions besoin de soutien, puis mon producteur et moi sommes montés dans deux bus et sommes repartis en tant que bénévoles — nous avons conduit ces bus pour les garçons au front.
J'aime l'Ukraine, les gens qui y vivent. Je fais partie du code culturel du pays, je souhaite continuer à tourner pour lui. C'est pourquoi je veux que mes enfants soient ici aussi. Et malgré le fait que, vers la deuxième semaine de l'invasion, je les ai d'abord emmenés à Ternopil, puis en Lettonie, où ils ont été invités par la fédération locale de basket — ils jouent tous les deux au basket —, ils sont revenus au bout de six mois environ.
Pourquoi ?
Parce que je suis ici. Parce qu'ils sont scolarisés ici. Parce qu'ils sont Ukrainiens.
Qu'est-ce que tu aimes le plus à Kiev ?
Kiev, c'est une ville qui déchire. C'est une ville géniale, avec des gens géniaux ! Impossible d'aimer une ville sans ses habitants. J'aime beaucoup les quais, j'adore les places Poshtova et Kontraktova, le parc Shevchenko, la rue Chikalenko, le centre-ville. Cependant, je n'aime pas beaucoup le manque d'entretien de la ville. Et en tant qu'automobiliste, je dirais qu'elle n'est pas très adaptée à la circulation normale.
Et où se trouvent tes lieux de pouvoir ?
Je n'y ai jamais réfléchi. Probablement là où sont mes enfants. Là où je me sens heureux, entouré de ceux qui m'aiment et que j'aime.



