Utiliser les avoirs russes gelés en Belgique pour aider l’Ukraine est conforme au droit international - une carte blanche publiée par "Le Soir"
Les objections d’Euroclear, du Premier ministre Bart De Wever et du ministre des Affaires étrangères reposent sur des arguments infondés

Carte blanche publiée par "Le Soir' le 4 décembre 2025.
Par Francis Biesmans, économiste statisticien, professeur émérite, Université de Lorraine;
Samuel Cogolati, docteur en droit international (KU Leuven);
Paul De Grauwe, professeur, John Paulson Chair in European Political Economy, London School of Economics and Political Science;
Pierre Klein, professeur, Centre de droit international,ULB;
André Lange, agent à la retraite d’une organisation internationale, membre du Conseil d’administration de l’association "Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre";
Gérard Roland, auparavant E. Morris Cox Professor of Economics and Professor of Political Science à UC Berkeley et à l’ULB.
Au regard du droit international, l’usage des avoirs russes gelés pour financer l’aide à l’Ukraine est légal. Les objections d’Euroclear, du Premier ministre Bart De Wever et du ministre des Affaires étrangères reposent sur des arguments infondés, soulignent les signataires de cette carte blanche.
Comment financer l’aide à l’Ukraine? La réponse a été donnée en mars dernier par 140 lauréats du Prix Nobel. Ils ont suggéré aux gouvernements détenteurs des actifs russes gelés «de débloquer ces fonds pour financer la reconstruction de l’Ukraine et l’indemnisation des victimes dela guerre afin que le pays puisse être rapidement reconstruit après la conclusion d’un accord de paix». Une proposition allant dans ce sens est promue par la Commission européenne: un prêt de réparation de 140milliards d’euros serait consenti à l’Ukraine, garanti par les avoirs de laBanque centrale russe bloqués depuis 2022. La Russie pourrait, en principe, recouvrer, une fois la paix signée, la propriété de ces actifs après avoir remboursé l’Ukraine, ce qui rendrait le prêt de réparations temporaire et réversible.
Lors du Conseil européen du 23 octobre, le Premier ministre De Wever s’y est opposé. La Belgique est en effet l’un des pays les plus concernés : une société belge, Euroclear, détient une grande partie des avoirs russes déposés en Europe, en l’occurrence 193 milliards d’euros. M. De Wever mettait en doute la légalité d’une telle mesure au regard du droit international et d’un contrat bilatéral passé par la Belgique avec la Russie.Par ailleurs, il refusait, non sans raison, que les risques d’une telle décision soient supportés par la seule Belgique.
Ses objections auraient dû être levées, le 24 novembre, par la déclaration de laPrésidente de la Commission européenne, devant le Parlement européen. La proposition législative qui sera déposée au prochain Conseil européen (18-19 décembre), repose sur des bases juridiques solides, a-t-elle précisé. Et d’ajouter : « Je ne vois aucun scénario dans lequel les contribuables européens paieraient seuls la facture. » Le 27 novembre, M. De Wever a cependant confirmé son opposition, en avançant un nouveau motif : la proposition de la Commission serait de nature à perturber l’élaboration du« peace deal » en cours de discussion.
Il convient donc d’examiner la solidité de ses arguments, alors que le débat public est resté jusqu’ici très largement centré sur sa version et celle d’Euroclear.
Nombre de juristes ont depuis longtemps balayé l’argument de la supposée illégalité d’une telle mesure en droit international. En effet, laRussie a été reconnue par l’Assemblée générale des Nations unies comme responsable de l’agression contre l’Ukraine. Elle tombe sous le coup de ce que le droit coutumier international a codifié comme « responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite ». La licéité de la proposition est fondée sur cette codification, élaborée par la Commission dudroit international de l’ONU, qui reconnaît aux Etats le droit de recourir à des contre-mesures en réaction à un fait internationalement illicite.
La demande du Premier ministre d’une mutualisation des risques peut se comprendre.Il ne serait ni juste ni soutenable que la Belgique assume seule d’éventuelles conséquences financières d’une décision européenne. En présentant la proposition législative ce 3 décembre, la présidente de la Commission a affirmé que pratiquement toutes les préoccupations de la Belgique avaient été prises en compte, avec des mesures de sauvegardes très solides. « Une chose est sûre, nous partagerons le fardeau de manière équitable, comme le veut la tradition européenne». D’autres pays européens non membres de l’UE pourraient d’ailleurs contribuer à garantir les risques.
Unrisque réputationnel ?
L’un des principaux arguments consiste à affirmer que les banques centrales et les investisseurs perdraient confiance dans Euroclear, dans la Belgique, l’Union européenne et la zone euro. Cet argument mérite d’être nuancé. Les mesures envisagées ne visent pas des avoirs ordinaires, mais ceux d’un Etat reconnu comme responsable d’une agression armée par l’Assemblée générale des Nations unies. De tels « faits internationalement illicites » sont, heureusement, rarissimes ; les contre-mesures qui y répondent n’ont donc pas vocation à être généralisées. Deux agences de notation viennent d’émettre l’avis que la décision n’affecterait pas la notation des Etats européens.
On peut se demander si, en affichant publiquement la crainte d’un discrédit, on ne contribue pas davantage à nourrir cette inquiétude.Invoquer le risque réputationnel dans ce contexte reviendrait à soutenir qu’ilfaudrait renoncer à saisir les avoirs bancaires de trafiquants de drogue ou lesproduits de la corruption, au motif que cela pourrait inquiéter les autresclients sur la sécurité de leurs fonds. C’est exactement l’inverse : cequi fait la réputation d’un système financier, c’est sa capacité à distinguerles avoirs licites des avoirs illicites et à traiter ces derniers dans lerespect du droit.
Le nouvel argument avancé selon lequel une décision de l’Union européenne serait de nature à mettre en péril le « peace deal » posed’autres types de questions. Le plan américain prévoit notamment que les avoirs russes gelés en Europe seraient tout simplement débloqués, comme si la décisionappartenait aux deux seuls protagonistes du deal et que la Russie pouvait être libérée de toute obligation de dédommagement. Une telle conception reviendraità faire supporter l’essentiel du coût de la reconstruction par les contribuables occidentaux plutôt que par la Russie.
Par ailleurs, rien ne permet d’affirmer que la Russie sortira victorieuse de la guerre, comme le soulignent des experts militaires.Conditionner la position européenne à un scénario aussi incertain reviendrait à affaiblir inutilement un important instrument de pression et à tourner le dos à un principe élémentaire de justice internationale : un Etat qui commet une agression ne peut pas espérer la paix à ses propres conditions, sans réparation pour les victimes.
Le texte de la proposition de la Commission n’est pas encore connu (1), mais il est temps qu’un débat contradictoire s’ouvre sur des analyses juridiques rigoureuses. Dès lors que la légalité de la proposition en droit international est établie et que la mutualisation des risques sera probablement actée, beaucoup des autres raisons d’inquiétude s’estompent. Il serait regrettable qu’en ne s’associant pas à la décision européenne, la Belgique perde de sa crédibilité en tant que soutien à l’Ukraine.
Notes de la rédaction du site
(1) Le texte contenant les propositions de la commission européenne a été rendu publique le 3 décembre 2025. Il propose un plan pour financer l'Ukraine sur deux ans, et la "mettre en position de force" dans les négociations avec la Russie. Cette proposition prévoit deux options visant à couvrir une partie des besoins de financement de l'Ukraine pour 2026 et 2027, estimés à 137 milliards d'euros: un emprunt ou une utilisation des avoirs gelés russes en Europe, dont l'essentiel se trouve en Belgique. Il sera soumis à la discussion du Conseil européen les 18 et 19 décembre 2025. Voici le lien pour lire le texte de la proposition de la Commission (en anglais).






