Analyses

Crimée « les Russes n’ont pas complètement gagné », un entretien avec Karyna Chmeliuk

Karyna Chmeliuk, qui est née et a grandi en Crimée, nous parle de la résistance populaire en Crimée qui refuse l'annexion à la Russie

Jun 26, 2025

Entretien publié en français par "Entre les lignes, entre les mots"

26 juin 2025

Par Patrick Le Tréhondat

La Crimée restera russe. La sentence du Kremlin est reprise de Paris à Washington et contresignée. Les puissants en ont décidé ainsi. Se clôturait ainsi ici tout avenir démocratique des peuples de Crimée. Pourtant dans leurs calculs autoritaires, les puissances oublient, à l’habitude, un seul facteur pourtant décisif : la volonté des peuples. Karyna Chmeliuk, qui est née et a grandi en Crimée, nous parle de la résistance populaire en Crimée qui refuse ce sombre destin que les puissants lui assignent. Elle revient aussi sur la longue tradition démocratique du peuple tatar.
Patrick Le Tréhondat

Karyna, peux-tu te présenter ?


Je m’appelle Karyna Chmeliuk, je suis née et j’ai grandi à Simferopol, la capitale de la Crimée. Après avoir obtenu mon diplôme d’études secondaires, j’ai décidé d’entrer à l’université à Kyiv en raison de ma position pro-ukrainienne. En 2022, je suis retournée en Crimée, où mes parents vivent toujours, pour les vacances d’hiver et je me suis retrouvée bloquée lorsque la guerre a éclaté. Lorsque j’ai tenté de rejoindre Kyiv en 2023 via la Russie, la Turquie et la Moldavie, j’ai été arrêtée à l’aéroport de Chisinau et n’ai été libérée qu’au bout de quatre jours grâce à l’aide de Priama Diia (Action directe), le syndicat étudiant indépendant.

Quelle est la situation actuelle en Crimée ?


Les occupants ont pratiquement détruit toute activité civique, sans parler de la démocratie représentative. Il n’y a pas de liberté d’expression. Beaucoup de personnes qui soutenaient l’Ukraine sont parties, et beaucoup de celles qui sont restées ont peur d’exprimer leur opinion. La Russie, en violation du droit international humanitaire, a mobilisé des habitants pour la guerre en Ukraine. Il y a toutefois encore de l’espoir, car il existe de nombreuses personnes bienveillantes qui peuvent être persuadées de participer à des initiatives citoyennes, à des organisations locales et à l’entraide

Quelles formes de résistance à l’impérialisme russe existent et qui sont les acteurs sociaux impliqués ?


Les membres de la résistance sont issus de différentes origines ethniques : Ukrainiens, Tatars de Crimée, Russes et autres. L’ethnicité ne joue pas un rôle important ici, c’est plutôt la position politique et morale qui compte. Certaines personnes participent à des actions telles que la distribution d’autocollants ou de tracts, la réalisation de graffitis, des incendies de points de recrutement ou d’autres sites militaires. D’autres travaillent avec les services de renseignement ukrainiens. De plus, le simple fait d’être présent en Crimée en tant que personne qui soutient la liberté, nos communautés et la paix fait déjà partie de la résistance. Ces personnes existent et les occupants n’ont pas complètement gagné.

La Crimée et les Tatars ont une longue histoire démocratique. Peux-tu nous en parler ?


Je ne suis pas vraiment une experte en histoire des Tatars de Crimée, mais je peux dire que les Tatars de Crimée ont des traditions démocratiques. Le khanat de Crimée, qui a existé du 15e au 18e siècle, était une monarchie sous la suzeraineté de l’Empire ottoman, mais il comportait certains éléments de gouvernance représentative. Le Kurultai était une assemblée traditionnelle composée de nobles (beys), de chefs religieux et de chefs de tribus (mirzas), qui jouait un rôle essentiel dans les décisions politiques, notamment l’élection du khan. Il était chargé de la gestion des affaires intérieures et extérieures, et pouvait même destituer le khan, ce qui montre des caractéristiques proto-parlementaires ancrées dans les traditions turques et mongoles de prise de décision collective. Les Tatars de Crimée ont maintenu, dans une certaine mesure, des systèmes de gouvernance décentralisés et communautaires grâce aux conseils de mahalla, des organes locaux autonomes dans les villages et les quartiers urbains. Ces conseils s’occupaient du règlement des litiges, de la charité et de l’éducation. Le droit coutumier (adat) coexistait avec la loi islamique (charia), témoignant d’une culture juridique flexible et axée sur la communauté. Après la révolution de 1917, les Tatars de Crimée ont proclamé la République populaire de Crimée, basée à Bakhtchyssaraï. Il s’agissait de la première république démocratique musulmane laïque au monde, avec le suffrage universel (y compris pour les femmes), des droits civils et une structure parlementaire. Après la déportation massive des Tatars de Crimée en 1944, ceux-ci ont établi des conseils nationaux et des assemblées informelles en exil (principalement en Ouzbékistan), ont organisé des écoles clandestines, ont préservé leur langue et leur culture et ont pratiqué la pétition collective et l’engagement civique. Leurs méthodes étaient souvent ancrées à la base et communautaires, témoignant d’une tradition résiliente de démocratie directe sous une oppression extrême. Après leur retour en Crimée, les Tatars de Crimée ont formé le Mejlis du peuple tatar de Crimée, un organe représentatif élu chargé de défendre leurs droits et de coordonner la vie nationale. Le Kurultai, rétabli en tant que congrès national, élit les membres du Mejlis. Il fait aujourd’hui office de parlement en exil, depuis que la Russie a interdit le Mejlis après avoir occupé la Crimée en 2014.

Quelles formes d’auto-organisation existent aujourd’hui en Crimée ?


L’auto-organisation politique en Crimée est aujourd’hui très difficile et dangereuse, elle ne concerne donc pas une grande partie de la population. Cependant, l’auto-organisation ne peut pas être uniquement politique. Elle peut viser à résoudre des problèmes au niveau le plus local. Par exemple, de nombreux Criméens s’impliquent dans l’auto-organisation au niveau des immeubles : ils participent à des discussions dans des groupes, résolvent collectivement des problèmes communs et gèrent les questions quotidiennes de leur communauté. Une telle forme d’auto-organisation peut se développer pour atteindre des objectifs plus ambitieux et devenir le fondement d’initiatives civiques locales.

L’année dernière, le gouvernement ukrainien a voulu fermer l’université Tauride, une université criméenne, qui s’était réfugiée à Kyiv afin de préserver la culture tatare, en la fusionnant é avec une autre université. Quelle est la situation aujourd’hui ?


Cette question a été reportée à 2025 en raison des protestations et mobilisations des étudiants, des professeurs et de l’administration de l’université Tauride. Cette année, nous devrons donc probablement résister à de nouvelles tentatives de fusion

Tu as récemment donné une conférence dans laquelle tu as parlé du pouvoir des mouvements populaires pour résoudre des problèmes que l’État et les entreprises sont incapables ou peu disposés à résoudre au sein des communautés. Peux-tu nous en dire plus à ce sujet ?


Nous construisons une plateforme et des outils destinés aux Criméens afin de simplifier l’auto-organisation et la résistance. Cela comprend la création de guides clairs pour rejoindre le mouvement, aider les gens à trouver des ressources, entrer en contact avec d’autres personnes et agir de manière sûre et efficace. Nous construisons un réseau décentralisé : flexible, anonyme et résilient. Chacun peut contribuer à son rythme et selon le niveau de risque qu’il juge approprié. Au lieu d’un centre de commandement unique, nous soutenons des cellules autonomes et des individus qui partagent des valeurs et des objectifs communs, mais qui opèrent de manière indépendante. Ce modèle réduit les obstacles à l’engagement civique et à la résistance. Qu’il s’agisse d’organiser une initiative de quartier, de diffuser des informations ou de soutenir des prisonniers politiques, chacun peut s’impliquer d’une manière qui lui semble significative et durable.

Il existe une politique visant à installer des Russes en Crimée. Il s’agit d’une politique coloniale typique. Comment vois-tu l’avenir de la Crimée avec cette occupation par de nouveaux « résidents » ?


Bien sûr, une telle politique élimine encore davantage tout ce qui est ukrainien ou tatar en Crimée. Si nous parlons des options qui s’offrent au gouvernement ukrainien après la fin de l’occupation, l’une d’entre elles serait l’expulsion des Russes arrivés après 2014 et qui vivent donc illégalement en Crimée. Nous pouvons toutefois leur offrir la possibilité d’obtenir le droit de rester sur place en remplissant certaines conditions. Ces conditions pourraient inclure l’apprentissage de la langue et de l’histoire ukrainiennes.

Plus généralement, comment vois-tu l’avenir de la Crimée ?


Je pense que la Crimée sera tôt ou tard libérée. Peut-être pas directement par une intervention militaire ou une révolution populaire, mais après un changement de gouvernement en Russie. Ensuite, l’avenir de la Crimée et sa réintégration complète dépendront de l’état des organisations locales. Nous pouvons et devons mettre en place dès maintenant des structures à partir de la base en Crimée, afin qu’elles puissent plus tard gouverner la région en garantissant une large participation et la confiance de la population locale.

24 juin 2025

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