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En Russie, le procès des militants du mouvement « Vesna », six jeunes Russes qui se sont opposés à la guerre en Ukraine

Des membres de cette organisation libérale et démocrate ont entre 24 et 30 ans et risquent jusqu’à quinze ans de prison.

Anna Arkhipova et d’autres militants de Vesna, dans le box des accusés, lors d’une audience à Saint-Pétersbourg, sur une photo extraite de son groupe de soutien sur Telegram, postée le 10 juillet 2025.
Jul 29, 2025
Dans sa cellule de prison, « épuisée moralement et physiquement », Anna Arkhipova continue de « rêver d’une autre Russie ». Etudiante à Novossibirsk, grande ville de Sibérie, elle militait avec d’autres jeunes libéraux et démocrates au sein du mouvement au nom symbolique : « Vesna », le « printemps » en russe. Lorsqu’en février 2022, le Kremlin a lancé son « opération militaire spéciale » en Ukraine, l’organisation, qui depuis près d’une décennie multipliait des actions à travers le pays contre le Kremlin de Vladimir Poutine pour défendre « la construction d’une nouvelle Russie fondée sur la liberté et les droits humains », s’est clairement opposée de l’intérieur à cette invasion à grande échelle. Après une année de pressions judiciaires et de perquisitions policières, six militants ont été arrêtés au printemps 2023. Parmi eux : Anna Arkhipova, alors âgée de 25 ans.

Depuis plus de deux ans, alors qu’une vingtaine d’autres jeunes du mouvement pareillement poursuivis ont pu échapper à la prison en quittant la Russie à temps, la jeune femme est en détention provisoire. L’enquête a duré une longue année et le procès s’éternise.

Depuis le début de l’été, avec Evguenï Zateev, Valentin Khorochenine, Yan Ksenjepolsky, Vassili Neustroev et Pavel Sinelnikov, les cinq autres prévenus, Anna Arkhipova assiste chaque mercredi aux audiences depuis leur cage vitrée du tribunal de Saint-Pétersbourg chargé de « l’affaire Vesna ». Poursuivie de sept chefs d’accusation, notamment pour participation à « une communauté extrémiste », atteinte à la sécurité de l’Etat et publication de « fake news » sur l’armée, l’ex-étudiante avait pourtant, par prudence, arrêté de participer aux actions de Vesna au fil de l’année 2022. Mais, aujourd’hui, elle encourt jusqu’à quinze ans de prison. C’est l’un des quelque 1 500 prisonniers politiques russes.

« Autour de moi, c’est un ouragan d’injustices. Mais, au milieu, je reste debout. Je regarde le soleil et je souris », confie Anna Arkhipova dans une lettre qu’elle a fait parvenir au Monde. Un texte à l’encre bleue d’une écriture élégante et soigneuse. « Je rêve d’un pays où les droits de l’homme sont respectés et non bafoués, où tout le monde est égal devant le droit, imagine-t-elle, seule femme parmi les six détenus, tous âgés entre 24 et 30 ans. A la place des palais de fonctionnaires corrompus, il faut des hôpitaux et des écoles. Au lieu d’une politique militarisée, il faut développer les sciences et la coopération internationale. Les élections pluralistes et justes doivent remplacer la répression et la censure. Le gouvernement au service du peuple et non l’inverse. C’est cette Russie-là dont je rêve et à laquelle je crois. »

Affiche à Saint-Pétersbourg en 2022 pour la libération d'Evguenii Zateev, membre de Vesna

« La douleur ne s’arrête plus »

Anna Arkhipova ne se fait pas d’illusions. Les 128 tomes de l’enquête et les interminables heures passées au tribunal ne sont que des artifices pour mettre en scène un procès avant tout politique : « C’est à cause de nos opinions et de nos désaccords avec le régime que nous sommes jugés. » Dans une justice au service du pouvoir où le taux d’acquittement ne dépasse pas 1 %, elle espère seulement un peu de clémence le jour du verdict, sans doute à l’automne. « Cela veut dire : une peine de huit à neuf ans », écrit-elle, réaliste et lucide.

Quand l’ex-étudiante en communications et relations publiques sortira de prison, elle sera donc trentenaire. Seul un des cinq autres accusés a reconnu sa culpabilité. Dans l’espoir d’une plus grande clémence de la part de la juge, il collabore avec les enquêteurs et donne des informations sur ses codétenus. « Ma position est claire, tranche au contraire Anna Arkhipova dans sa lettre. Il vaut mieux être en prison que de contribuer à la machine répressive au prix de la liberté d’autrui. »

Comme de nombreux détenus politiques, la jeune femme voit sa santé se détériorer en prison. En vain, elle demande des rendez-vous avec des médecins pénitentiaires. Faute de soins, ses dents se dégradent, ses cheveux tombent, sa peau s’abîme. Elle souffre de la colonne vertébrale. « La douleur ne s’arrête plus », prévient-elle dans sa lettre.

De l’extérieur, son amie Elena Krut lui envoie ce qu’elle peut pour l’aider : nourriture, livres et… manuels de langue. Anna Arkhipova apprend le japonais. « S’il n’y avait pas eu la guerre, Anna ne serait pas en prison. Elle voulait juste vivre dans un pays démocratique… », confie Elena Krut, qui, deux fois par mois, lui rend visite et, au tribunal, échange avec elle quelques signes de la main.

C’est l’activité antiguerre de Vesna qui a motivé l’ouverture des poursuites judiciaires. Avant l’invasion de l’Ukraine, le mouvement était connu pour ses actions provocatrices, mais inoffensives : banderoles « Poutine : conte de fées ou réalité », procession aux flambeaux contre le blocage de Twitter… Mais, après avoir organisé, en septembre 2022, des manifestations contre la mobilisation militaire et donné des conseils aux jeunes hommes pour éviter le front, Vesna a été classé « agent de l’étranger » puis « organisation extrémiste » par les autorités. La chasse aux militants s’est alors accélérée. Jusqu’au procès.

Affiche à Saint-Pétersbourg en 2022 pour la libération de Roman Maximov, membre de Vesna

« Construire quelque chose de nouveau »

Lors de la dernière audience, mercredi 23 juillet, la juge a interrogé les témoins de la défense. Au cœur des discussions : l’une des dernières actions de Vesna. Le 9 mai 2022, jour de fête en souvenir de la victoire soviétique en 1945 dans la Grande Guerre patriotique contre les nazis, plusieurs activistes du mouvement ont participé aux marches en hommage aux vétérans avec des pancartes antiguerre : « Ils ne se sont pas battus pour ça. »

Une manière ironique de dénoncer le narratif du Kremlin utilisé pour justifier l’invasion militaire en Ukraine : l’opération contre le régime « fasciste » de Kiev prolonge la guerre contre l’Allemagne nazie. Paradoxalement, plusieurs jeunes de Vesna sont désormais poursuivis pour « appel à la réhabilitation du nazisme ». C’est le cas d’Anna Arkhipova mais aussi d’Evguenï Zateev, 23 ans, accusé par ailleurs d’extrémisme. « Il risque jusqu’à dix ans de prison. Une situation totalement absurde ! », proteste Lina, son épouse, ex-membre de Vesna qui a quitté l’organisation.

« Nous voulions construire quelque chose de nouveau dans notre pays. Mais dans le cadre de la guerre en Ukraine, c’est devenu impossible de s’opposer », reconnaît Lina. Elle veut rester en Russie pour continuer à soutenir de loin son mari, lui envoyer des lettres et de la nourriture. « Je ne peux pas le faire sortir de prison. Mais je peux toujours l’aider », souffle-t-elle. Lina veut mobiliser l’opinion publique. « Je suis sûre que le verdict est déjà écrit. Il faut que la presse et les chancelleries occidentales, mais aussi les opposants partis en exil, parlent de ce procès pour montrer à nos gars que l’on s’inquiète de leur sort », explique-t-elle.

A Moscou, Elena Krut s’active pareillement pour faire venir des diplomates européens au tribunal de Saint-Pétersbourg. Prochaine audience, mercredi 30 juillet. « Ces jeunes Russes défendaient des valeurs humanistes, insiste-t-elle. Ils ont besoin de soutien. Pour ne pas être oubliés. »

Benjamin Quénelle

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