La folie de Trump en Alaska- une analyse de Timothy Snyder
Pour Trump, les dirigeants étrangers peuvent être traités comme des Américains, avec des promesses fantastiques et des intimidations odieuse

Article de Timothy Snyder publié en anglais le 17 août 2025 par Syndicate Project.
Traduit en français par le RESU-Belgique.
Le président américain Donald Trump pense qu'on peut traiter les dirigeants étrangers comme des Américains, avec des promesses incroyables et des menaces grossières. Mais les promesses vides d'un avenir «magnifique » ne font pas bouger les dictateurs comme Vladimir Poutine, qui a entête son propre avenir pour l'Ukraine, rempli d'atrocités.
Dans l'Antiquité, on parlait d'« Ultima Thule », une terre mythique située à l'extrême nord, au bout du monde. En s'aventurant vers le nord, en Alaska, pour rencontrer le président russe Vladimir Poutine, le président américain Donald Trump a atteint son propre Ultima Thule, le point culminant arctique d'un monde imaginaire en matière de politique étrangère.
Pour Trump, les dirigeants étrangers peuvent être traités comme des Américains, avec des promesses fantastiques et des intimidations odieuses. Mais ces fantasmes ne fonctionnent pas au-delà des frontières américaines. La promesse creuse d'un « bel » avenir ne touche pas les dictateurs qui commettent des crimes pour faire avancer leurs propres visions, ni les gens qui défendent leurs familles contre une invasion criminelle qui vole leurs terres et leurs richesses, enlève leurs enfants, torture et assassine des civils.
Poutine n'a aucune raison de préférer la vision d'un bel avenir de Trump à la sienne : une Ukraine avec un gouvernement fantoche, une population intimidée par la violence, des patriotes enterrés dans des fosses communes et des ressources entre les mains de la Russie.
Tout comme les fantasmes de Trump, ses intimidations ne marchent pas non plus à l'étranger. Bien sûr, beaucoup d'Américains ont peur de Trump. Il a purgé son propre parti politique, en utilisant des menaces de violence pour maintenir les membres républicains du Congrès dans le rang. Il déploie l'armée américaine comme une force de police, d'abord en Californie, puis maintenant à Washington,DC.
Mais les ennemis étrangers voient ces tactiques d'intimidation différemment. Les mesures qui choquent les Américains réjouissent les ennemis de l'Amérique. À Moscou, le déploiement de soldats à l'intérieur des États-Unis est perçu comme un signe de faiblesse.
Les discours musclés peuvent trouver un écho en Amérique, où nous confondons les mots et les actes. Mais pour les dirigeants russes, ils masquent une politique étrangère faible. Trump a fait des concessions extraordinaires à la Russie sans rien obtenir en retour. La Russie lui a rendu la pareille en poursuivant la guerre en Ukraine et en se moquant de lui à la télévision d'État.
Accepter que l'invasion puisse légalement modifier les frontières, c'est détruire l'ordre mondial.
Quelles sont ces concessions ? En rencontrant Poutine en Alaska, Trump a mis fin à plus de trois ans d'isolement diplomatique occidental du Kremlin. En serrant la main d'un criminel de guerre inculpé, Trump a fait comprendre que les meurtres, les tortures et les enlèvements en Ukraine n'ont aucune importance.
Même le choix de l'Alaska était une concession, et une concession étrange. Les Russes, y compris des personnalités importantes des médias d'État, revendiquent régulièrement l'Alaska pour la Russie. Inviter des gens qui revendiquent ton territoire à l'intérieur de ta principale base militaire sur ce territoire pour discuter d'une guerre d'agression qu'ils ont déclenchée sans inviter aucun représentant du pays qu'ils ont envahi, c'est à peu près le summum du fantasme en matière de politique étrangère. C'est Ultima Thule.
C'était la fin parce que Trump avait déjà concédé les questions les plus fondamentales. Il ne parle pas de justice pour les criminels de guerre russes ni des réparations que la Russie doit verser. Il concède que la Russie peut déterminer la politique étrangère de l'Ukraine et des États-Unissur le point crucial de l'adhésion à l'OTAN. Et il accepte que les invasions russes entraînent non seulement des changements de facto, mais aussi de jure, dans le contrôle souverain du territoire.
Accepter que l'invasion puisse légalement modifier les frontières, c'est détruire l'ordre mondial. Accorder à la Russie le droit de décider de la politique étrangère des autres pays encourage de nouvelles agressions. Abandonner les réponses juridiques et historiques évidentes aux guerres d'agression criminelles – réparations et procès – encourage la guerre en général.
Trump parle fort et brandit un petit bâton. L'idée que les mots seuls peuvent suffire a conduit Trump à considérer que les paroles de Poutine ont de l'importance, et il a donc dû se rendre en Alaska pour un « exercice d'écoute ». La carrière de Trump a été marquée par l'écoute de Poutine, puis par la répétition de ses propos.
Les deux hommes sont motivés par la perception future de leur grandeur. Poutine pense que celle-ci peut être atteinte par la guerre, dont l'un des éléments est la manipulation du président américain. Trump pense que son héritage peut être assuré en étant associé à la paix, ce qui, tantqu'il n'est pas prêt à prendre lui-même des décisions politiques, le place sous l'emprise du faiseur de guerre.
Poutine n'est pas ému par la fin de la guerre lorsque sa propre propagande est répétée par le président américain. Il ne peut être séduit par une vague vision d'un monde meilleur, car il a en tête ses propres atrocités bien précises.
Poutine sait que Trump veut le prix Nobel de la paix, donc sa stratégie évidente est de suggérer à Trump que la guerre prendra fin un jour et que Trump en retirera tout le mérite, si les deux hommes continuent simplement à discuter – « La prochaine fois à Moscou ? » a-t-il demandé avant de quitter l'Alaska –tandis que la Russie continue de bombarder.
En Alaska, Trump a atteint son Ultima Thule personnel, les limites de son propre monde de discours magiques. Il était confronté à une question très simple: Poutine accepterait-il ou non un cessez-le-feu inconditionnel, comme il l'avait exigé?
Poutine a refusé une telle chose, et il l'a fait à nouveau en Alaska. Les Russes proposent une contre-proposition manifestement ridicule et provocatrice: l'Ukraine devrait maintenant céder officiellement à la Russie des territoires que celle-ci n'occupe même pas, des terres sur lesquelles l'Ukraine a construit ses défenses. Et ensuite, la Russie pourra bien sûr attaquer à nouveau, depuis une position bien plus avantageuse.
Poutine sait que Trump veut le prix Nobel de la paix, donc sa stratégie évidente est de suggérer à Trump que la guerre prendra fin un jour et que Trump en retirera tout le mérite, si les deux hommes continuent simplement à discuter – « La prochaine fois à Moscou ? » a-t-il demandé avant de quitter l'Alaska –tandis que la Russie continue de bombarder.
Maintenant que Trump n'a pas réussi à obtenir un cessez-le-feu inconditionnel de la Russie, il a deux options. Il peut continuer à croire à un rêve, même si ça deviendra de plus en plus évident, même pour ses amis et ses partisans, que ce rêve est celui de Poutine. Ou il peut rendre la guerre plus difficile pour Poutine, et ainsi en accélérer la fin.
Les États-Unis n'ont pas officialisé leurs concessions farfelues à la Russie, et Trump pourrait les annuler en une seule conférence de presse. Les États-Unis disposent des instruments politiques pour changer le cours de la guerre en Ukraine, et ils pourraient les utiliser.
Trump a menacé de «graves conséquences» si Poutine n'acceptait pas un cessez-le-feu inconditionnel. Ce ne sont que des mots, et jusqu'à présent, les conséquences des paroles de Trump pour la Russie se sont limitées à d'autres mots. Tout cela devient clair maintenant, à Ultima Thule. Trump a atteint les limites de son monde imaginaire. Où ira-t-il ensuite?
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Timothy Snyder, auteur ou éditeur de plus de 20 livres, est titulaire de la première chaire d'histoire européenne moderne à la Munk School of Global Affairs and Public Policy de l'université de Toronto et membre permanent de l'Institut des sciences humaines de Vienne. C'est un des meilleurs spécialistes de l'histoire de l'Europe centrale et orientale au XXe siècle et de la shoah. Une dizaine de ses livres ont été traduits en français. Recommandons en particulier "Terres de sang : L'Europe entre Hitler et Staline [« Bloodlands: Europe Between Hitler and Stalin »] (trad. de l'anglais), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2012, 720 p.(ISBN 978-2070131983) ; nouvelle édition augmentée avec postface inédite en 2022, 752 p. (ISBN 978-2072994357). Prix du livre d'histoire de l'Europe 2013.
