« La situation du personnel soignant en Ukraine reste difficile », un interview du syndicat "Soyez comme nous sommes"
En plus de trois ans de guerre, l’agresseur russe a endommagé 1 984 établissements de santé et en a détruit 301

Source: interview d'Oksana Slobodiana par Patrick Le Tréhondat (RESU) publiée sur le site du Réseau international de solidarité et de luttes
9 septembre 2025
Les chiffres sont accablants : les infrastructures civiles ukrainiennes, notamment les établissements de santé, continuent de subir des dommages réguliers suite à l'agression armée russe et ses bombardements incessants. En plus de trois ans de guerre, l’agresseur russe a endommagé 1 984 établissements de santé et en a détruit 301. À ce jour, 667 installations ont déjà été entièrement restaurées, 320 autres partiellement mais 50 qui ont été reconstruites ont été à nouveau endommagées. Plus de 500 membres du personnel de santé ont été tués. Sur le front, le personnel médical est courageusement présent auprès des combattants et risque sa vie tous les jours. À l’arrière, le personnel soignant, notamment les infirmières, se dévoue jour et nuit pour soigner la population civile mais aussi les soldats blessés. À ces difficultés, s’ajoute la politique néo-libérale du gouvernement ukrainien d’« optimisation » du service de santé qui entraine des fermetures d’hôpitaux, des licenciements abusifs, des retards dans le paiement des salaires et le non-respect des droits du travail. Le syndicat médical Soyez comme nous sommes est une des organisations les plus actives dans le soutien au personnel soignant et la défense de ses droits. Oksana Slobodiana, présidente de ce syndicat a bien voulu répondre à nos questions.
Patrick Le Tréhondat
Après trois ans de guerre, quelle est la situation du personnel médical au front et à l’arrière ?
Après trois ans de guerre à grande échelle, la situation du personnel médical en Ukraine reste difficile. Au front et dans les zones proches des combats, les médecins travaillent dans des conditions extrêmement éprouvantes : évacuations constantes sous les bombardements, manque de personnel, risques permanents pour la vie. Les spécialités les plus déficitaires sont l’anesthésie, la chirurgie, les soins intensifs, l’aide médicale d’urgence et la rééducation. Une partie de la charge est compensée par les bénévoles et les formations accélérées en médecine tactique, mais le problème de la pénurie ne peut être totalement résolu. Dans les régions de l’arrière, la situation est différente mais tout aussi problématique. Les hôpitaux souffrent d’un manque de financement, de l’optimisation du réseau et de la fermeture de services, ce qui aboutit souvent à la fermeture d’établissements entiers. Les médecins sont contraints de travailler au-delà de leurs heures, en multipliant les gardes, ce qui entraîne un épuisement professionnel massif, du stress, de l’anxiété et de la dépression. La crise du personnel se fait sentir dans tout le pays. Une partie des soignant·es est partie à l’étranger, d’autres sont obligés de chercher un emploi en dehors de leur spécialité pour survivre. Les jeunes professionnel·les manquent également.
Les hôpitaux continuent de fermer, comme à Poltava, malgré les protestations de la population et des patients. Le personnel médical éprouve toujours de grandes difficultés dans son travail. Pensez-vous que la situation s’est aggravée ?
Oui, on peut dire qu’elle s’est aggravée. Car au lieu d’élargir l’accès aux soins en temps de guerre, nous assistons au processus inverse. Cela démotive les soignants et approfondit la méfiance de la population envers le système de santé.
Il existe également un problème de prix excessifs des médicaments. Le Service public de la production et de la consommation a reçu 1 156 plaintes concernant des prix abusifs dans les pharmacies. Que pensez-vous de cette situation et quelles en sont les causes ? Quelles solutions voyez-vous ?
La principale raison est le faible contrôle de l’État sur la formation des prix et la monopolisation du marché pharmaceutique. En temps de guerre, les entreprises pharmaceutiques profitent souvent du chaos. La solution ne peut venir que de contrôles et d’amendes pour les pharmacies qui pratiquent des prix excessifs. Il serait également nécessaire de créer des registres de prix transparents et des plateformes en ligne pour permettre la comparaison.
Le syndicat Soyez comme nous sommes connaît un développement important. Pouvez-vous nous en parler ?
Oui, malgré les difficultés, notre mouvement médical élargit son réseau de soutien aux soignant·es. Cela comprend des consultations juridiques — notre organisation aide les médecins et personnel soignant en cas de licenciement abusif, de retard de salaire et d’autres violations de leurs droits. Nous organisons aussi des séminaires éducatifs où nous formons le personnel médical à défendre lui-même ses droits du travail et à résister aux abus des administrations hospitalières. Nous discutons publiquement de nombreuses questions douloureuses lors de conférences de presse et de tables rondes. Nous menons des enquêtes sociologiques qui mettent clairement en évidence les problèmes des soignant·es (notamment des infirmières), tels que la surcharge de travail, le mépris de la part des directions, l’épuisement professionnel et l’absence de soutien psychologique. Grâce à ce travail public, nous constatons une croissance de la confiance envers Soyez comme nous sommes parmi le personnel soignant dans différentes régions d’Ukraine.
Mais vous êtes confrontés à de l’opposition. On empêche de diverses manières les soignants de rejoindre votre mouvement. En quoi consiste cette situation ?
Malheureusement, dans certains hôpitaux, les directions exercent des pressions sur ceux qui souhaitent adhérer à notre mouvement. On leur fait entendre qu’ils pourraient avoir des problèmes d’emploi, on les menace de licenciement ou de réduction de salaire. C’est le schéma classique du «ne fais pas de vagues». Mais nous nous battons précisément contre cette atmosphère de peur.
Quelles sont les revendications les plus importantes de "Soyez comme nous sommes" dans la situation actuelle ?
Aujourd’hui, "Soyez comme nous sommes" formule plusieurs revendications clés qui reflètent les besoins réels des soignant·es en temps de guerre. Avant tout, il s’agit du calcul transparent et du versement en temps voulu des salaires et des primes. Les soignant·es doivent recevoir les fonds promis par l’État, sans retard, ni obstacles bureaucratiques. Tout aussi essentielles sont la garantie de sécurité et la création de conditions de travail dignes dans les zones proches du front : les soignants risquent leur vie chaque jour et leur travail doit être soutenu par des moyens de protection adéquats, des horaires raisonnables et une assistance. Notre organisation s’oppose également à la fermeture des hôpitaux en temps de guerre, car la réduction du réseau de soins en période critique met en danger l’accès de la population aux traitements.
Le 15 août, "Soyez comme nous sommes" a organisé à Odessa une conférence pour les soignant·es sur la défense de leurs droits du travail en temps de loi martiale. Lors de cette rencontre, vous avez déclaré vouloir : «assurer la transparence dans le calcul des primes - obliger les directions des hôpitaux à rendre compte publiquement au personnel du financement reçu et de sa répartition» et «élaborer un mécanisme de contrôle indépendant du respect des actes normatifs régissant la rémunération des soignants dans les zones proches du front». Comment imaginez-vous concrètement la mise en place de ces mécanismes de contrôle ? Un contrôle par le personnel médical lui-même ?
Un calcul transparent et équitable des primes pour le personnel médical n’est possible que si des mécanismes de contrôle réels sont mis en place, et où la convention collective joue un rôle clé. Nous considérons que ce document ne doit pas être une simple formalité, mais un instrument vivant qui définit les règles du jeu à l’intérieur de l’hôpital. C’est dans ce document que doivent être clairement inscrits les droits du collectif à recevoir des rapports sur le financement, la répartition des fonds et les modalités de versement des primes. On pourrait appliquer un système de contrôle à deux niveaux. Le premier niveau est interne, avec la création dans chaque établissement d’une commission indépendante composée de représentants du personnel médical, mandatée par la convention collective pour exiger des rapports publics de l’administration et effectuer des vérifications régulières. Le second niveau est externe, avec la mise en place d’un conseil de surveillance indépendant, associant syndicats et organisations de la société civile. Sa mission consisterait à comparer les rapports des directions avec les paiements réels, afin d’empêcher toute manipulation. C’est précisément la combinaison de ces deux niveaux qui permettra de rendre le contrôle non pas formel, mais véritablement efficace, et de faire de la convention collective une garantie de transparence et d’équité dans les relations entre l’administration et le personnel médical.
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