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Ukraine : entretien avec les féministes de Bilkis

la plupart des manifestants étaient des jeunes, et beaucoup d’entre eux étaient des femmes.

Sep 9, 2025

Source: Interview de Yana, du collectif Bilkis, menée par Patrick Le Tréhondat publiée par le Réseau Bastille le 8 septembre 2025

Manifestations de juillet, droit à l’avortement, Espaces des choses et luttes féministes, activités internationales, Yana du groupe féministe ukrainien Bilkis a bien voulu répondre à nos questions sur tous ces sujets.

Parlons d’abord des manifestations de juillet qui s’opposaient aux menaces du gouvernement contre l’indépendance des agences anti-corruption, NABU et SAP. Vous y avez participé activement. Pourquoi ? et comment avez-vous vécu ces manifestations ? Il semble qu’il y avait beaucoup de jeunes et de femmes.

Bilkis est une communauté de personnes conscientes qui se soucient de l’avenir de notre société. C’est pourquoi nous avons rejoint les manifestations, car nous ne pouvions pas rester à l’écart. La corruption est l’un des principaux obstacles à la démocratie, à l’égalité, à la justice et, en fin de compte, à la sécurité. Même si nous ne sommes pas des militantes qui travaillent quotidiennement sur les questions de lutte contre la corruption, il s’agit clairement d’une de nos valeurs, et nous estimons qu’il est de notre responsabilité d’intervenir chaque fois qu’il y a un risque de recul.


Oui, la plupart des manifestants étaient des jeunes, et beaucoup d’entre eux étaient des femmes. C’est compréhensible : un grand nombre d’hommes servent actuellement dans l’armée et défendent notre pays (les femmes sont également présentes dans l’armée, mais les hommes sont encore nettement plus nombreux). Les femmes constituent aujourd’hui un élément essentiel du front intérieur, qui est absolument indispensable à l’armée qui se bat littéralement pour notre droit d’exister. Il existe actuellement un dicton populaire en Ukraine : « Vous êtes soit dans l’armée, soit pour l’armée. » Je l’étendrai ainsi : « Vous êtes soit dans l’armée, soit pour l’armée, soit pour la construction d’un État social-démocratique fort en Ukraine. » Cependant, il y avait également des hommes aux rassemblements, principalement des étudiants, mais aussi quelques soldats.

À ma connaissance, les manifestations ont commencé à Kyiv et à Lviv, et le lendemain, elles se sont étendues à de nombreuses autres villes, environ 15 à 20 à travers le pays. Il s’agissait de rassemblements pacifiques, au cours desquels les participant·es brandissaient des affiches et des banderoles et prononçaient des discours en faveur du NABU et du SAP (remarque : NABU — Bureau national anticorruption d’Ukraine, un organisme indépendant chargé de lutter contre la corruption à haut niveau ; SAP : le Bureau du procureur spécialisé dans la lutte contre la corruption, qui supervise les enquêtes du NABU et le représente devant les tribunaux). Le Parlement ukrainien avait décidé de leur retirer leur indépendance, et le président avait initialement soutenu cette décision. La principale revendication des manifestants était donc très claire : rétablir l’indépendance de ces institutions de lutte contre la corruption.

Sur les photos on voit que les gens semblaient heureux de manifester malgré les risques en raison de bombardements ?

Malheureusement, les Ukrainiens sont habitués au bruit des explosions, qui font désormais partie de leur quotidien, mais cela ne les a pas empêchés de descendre dans la rue. Heureusement, personne n’a été blessé par les attaques de missiles ou de drones russes pendant ces manifestations. La joie que l’on peut observer sur les visages des personnes sur les photos, malgré les risques, provient de deux éléments : premièrement, le sentiment de force que procure le nombre, le fait de réaliser combien d’autres personnes partagent vos valeurs, et deuxièmement, l’expérience stimulante de l’action directe. Vous ressentez que c’est votre pays, votre foyer, et que vous pouvez vous exprimer, manifester votre désaccord, et que cela a vraiment de l’importance.

Le gouvernement Zelensky a reculé. Pensez-vous que cette victoire soit définitive ?

Quant à savoir s’il s’agit d’une victoire définitive, il est difficile de se prononcer. Pour l’instant, il semble que oui, le gouvernement de Zelensky ait reculé. Cependant, nous continuons bien sûr à suivre la situation de près et n’excluons pas la possibilité que les autorités tentent à nouveau de limiter l’indépendance des organismes de lutte contre la corruption.

Le 7 juin dernier, le conseil municipal d’Ivano-Frankivsk a lancé un appel à la Verkhovna Rada visant à interdire l’avortement. Il y a eu une pétition dans cette ville contre cet appel et la Marche des femmes veut poursuivre en justice le conseil municipal. Pouvez-vous parler du droit à l’avortement en Ukraine et des menaces qui pèsent contre lui ?

En Ukraine, comme dans de nombreux autres pays, l’avortement est soumis à certaines restrictions, mais dans l’ensemble, notre législation est assez libérale. Jusqu’à 12 semaines de grossesse, l’avortement est accessible sur demande, sans qu’il soit nécessaire d’en expliquer les raisons. Entre 12 et 22 semaines, il n’est autorisé que dans des circonstances spécifiques définies par la loi et avec l’accord d’une commission médicale spéciale. Plusieurs tentatives ont été faites au Parlement pour introduire des projets de loi visant à restreindre les droits des femmes en interdisant l’avortement, mais aucun d’entre eux n’a dépassé le stade de la première lecture. De temps à autre, des voix conservatrices, qu’il s’agisse de députés, de prêtres ou de personnalités publiques, se font entendre pour réclamer de telles interdictions, mais elles ne bénéficient pas d’un soutien significatif de la part de la population. À notre avis, il n’y a actuellement aucune menace directe contre le droit à l’avortement en Ukraine. On a presque l’impression que ce droit fait désormais naturellement partie de l’État, car lorsque l’Ukraine a obtenu son indépendance en 1991, elle a conservé la loi de la période soviétique — et en Ukraine soviétique, l’avortement était légal depuis 1920 (à l’exception de l’interdiction stalinienne de 1936 à 1955). Cela dit, la situation est loin d’être idéale. Bien que l’avortement soit protégé par la loi, la stigmatisation qui l’entoure reste très forte en Ukraine. Ce n’est toujours pas un sujet dont on parle ouvertement, et les femmes sont souvent jugées pour cela, en particulier dans les petites villes et les villages. Les Églises jouent également un rôle important dans la diffusion de discours anti-avortement et stigmatisant.

Une des activités les plus réussies de Bilkis est l’Espace des choses qui fonctionne à Lviv depuis août 2022. Plus de trois d’années d’activités ! Pouvez-vous nous dire où vous en êtes avec la gestion de cet espace ?

Nous vous remercions pour cette question. En effet, l’Espace des choses existe depuis trois ans maintenant, et il semble qu’il soit sur le point de subir une transformation. Jusqu’à présent, le projet a été financé par des subventions qui couvraient le loyer, les charges, le mobilier et les salaires. Cependant, à l’heure actuelle, nous ne disposons de financements que jusqu’à la fin de l’année 2025, et nous devons réfléchir à l’avenir au-delà de cette date. Nous avons recherché de nouvelles opportunités, telles que des subventions écologiques ou sociales, mais nous n’avons malheureusement rien trouvé de convenable jusqu’à présent. C’est pourquoi nous envisageons de devenir financièrement indépendants et de modifier légèrement le format. Pour nous, le principe d’altruisme a toujours été très important. Les gens nous apportent des objets gratuitement, et nous les distribuons gratuitement. Cependant, il est malheureusement nécessaire de disposer de fonds pour louer un espace pour ce projet. Nous envisageons donc d’adopter un modèle d’entrepreneuriat social. Qu’est-ce que cela signifierait concrètement ? Une partie des articles donnés serait vendue, et les recettes serviraient directement à financer l’Espaces des choses. Parallèlement, nous continuerions à gérer le projet comme nous l’avons toujours fait, avec un espace où les gens peuvent venir prendre gratuitement ce dont ils ont besoin. L’accès gratuit aux articles restera donc possible, mais certains articles seront également vendus afin de soutenir la pérennité du projet.

Vous êtes très actives sur différents sujets. De plus vous avez réussi à organiser un rassemblement le 8 mars 2025 à Lviv avec l’Atelier féministe. Une première dans cette ville. Par exemple récemment vous vous êtes intéressées aux questions du logement mais aussi par exemple à la question décoloniale. Pouvez-vous nous dire quelques mots de toutes vos activités si diverses?

Oui, et en juin, nous avons également organisé, en collaboration avec l’Atelier féministe, une action dans le cadre du Mois des fiertés à Lviv — le premier événement de ce type dans la ville. Lorsque Bilkis a vu le jour, nous avions trois valeurs fondamentales : le féminisme, la justice économique et l’horizontalité. Aujourd’hui, ces valeurs sont passées à cinq (qui en englobent en réalité davantage) : le féminisme queer, l’intersectionnalité, l’horizontalité, l’égalité socio-économique et la décolonialité. Nous réfléchissons également beaucoup à l’écologie et à l’impact du patriarcat et du capitalisme sur notre planète. Notre mission est de sensibiliser le public au féminisme et aux questions LBTQI+, d’impliquer les jeunes femmes et les personnes queer dans l’activisme et de lutter contre les discours patriarcaux, homophobes et transphobes dans la société ukrainienne. Notre activité principale est le travail médiatique, à travers lequel nous menons à bien cette mission. Nous créons du contenu vidéo, des textes analytiques et divertissants, que nous publions principalement sur Instagram. En outre, nous organisons occasionnellement des événements éducatifs tels que des conférences, des ateliers et des projections de films, ainsi que des actions de rue. Et bien sûr, nous gérons notre projet social et écologique l’Espaces des choses, où les gens peuvent donner des objets dont ils n’ont plus besoin et prendre gratuitement ceux qui leur sont utiles.

Vous avez également une intense activité internationale. Les membres de Bilkis défendent la cause de femmes ukrainiennes à Bruxelles, New York, Stockholm, Strasbourg… Quel bilan faites-vous de ces déplacements à l’étranger, comment avez-vous été accueillies ?

Nous venons tout juste de commencer notre travail de sensibilisation à l’échelle internationale. Nous souhaitons à la fois en apprendre davantage sur le contexte mondial des luttes pour les droits des femmes, y compris les conflits dans d’autres pays et divers discours (anti)coloniaux, et partager l’expérience de l’Ukraine : notre combat pour les droits des femmes et notre résistance à l’impérialisme russe. Jusqu’à présent, nous pouvons affirmer que ces voyages ont été très inspirants. À chaque fois, nous revenons avec un sentiment renouvelé de l’importance de la solidarité internationale et de la nécessité de prêter attention à d’autres contextes, dans la mesure du possible. Les gens remarquent souvent notre logo (ce qui est compréhensible) et le complimentent fréquemment, ce qui est toujours agréable.

3 septembre 2025

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