Analyses

Ukraine : Comment les habitants des villages détruits ont organisé une reconstruction « populaire »

Dans les situations de crise, ce n’est pas la centralisation du pouvoir qui est primordiale, mais la capacité des gens à s'organiser

Illustration : Katia Gritseva
Jun 17, 2025

Oleksandr Kitral

original en ukrainien publié par la revue Commons

10 juin 2025

Traduit de l'ukrainien par Patrick Le Tréhondat, publié par "entre les lignes entre les mots" le 16 juin 2025

Les conditions de vie difficiles dans les régions de la ligne de front en Ukraine ont contraint les habitants à compter principalement sur leurs propres forces. Bien entendu, le retour à une vie normale nécessite l’aide d’organisations caritatives, du gouvernement et de bénévoles. Cependant, les ressources nécessaires ne sont pas toujours fournies en temps voulu et dans leur intégralité. Ainsi, dans les premiers jours qui suivent la fin d’un bombardement, les habitants doivent prendre en charge la reconstruction par leurs propres moyens, en réparant, en nettoyant et en réorganisant leur vie de tous les jours.
Dans cet article, nous vous expliquons comment les habitants des zones de la ligne de front reconstruisent leurs communautés : par quoi ils ont commencé, comment ils ont organisé leur travail en commun et ce qui les a soutenus. Même après avoir subi des coups et des pertes terribles, les gens trouvent la force de s’unir et de s’entraider.

Des groupes d'intervention rapides

Pendant les huit mois qui ont suivi le début de la guerre, le village de Prybuzke, dans la communauté de Halytsynivka, dans la région de Mykolaïv, s’est trouvé dans la «zone grise», à seulement trois kilomètres de la ligne de front. En raison des bombardements quotidiens, 70% des habitations du village ont été endommagées ou détruites, et seules 25 personnes sur plus de 1 500 habitants sont restées sur place.

Lorsque la ligne de front a reculé en novembre 2022, les habitants ont commencé à revenir à Prybuzke. Le chef du village, Serhii Aldabaev, se souvient que de nombreux villageois ont d’abord été choqués par l’ampleur des destructions, ce qui ne les a pas empêchés de commencer à reconstruire immédiatement. Les gens formaient souvent des équipes et s’aidaient mutuellement à tour de rôle pour les réparations. Lorsque l’on a appris qu’un groupe de spécialistes du service régional du réseau électrique (RGC) arriverait à Prybuzke pour rétablir l’alimentation en électricité, les habitants ont immédiatement proposé leur aide.

« Les gens ont formé des équipes et ont aidé les spécialistes de la compagnie d’électricité à réparer les fils et câbles endommagés. Par ce travail en commun, le village a été entièrement électrifié en peu de temps. Les villageois et moi-même avons décidé que ce n’était pas aux employés de la compagnie d’électricité, qui sont cependant payés pour leur travail, de rétablir l’électricité dans le village le plus rapidement possible, mais aux villageois eux-mêmes. Nous voulions que le village reprenne sa vie et que les gens y reviennent. Si chacun attend que tout soit fait que pour lui, il ne se passera rien. Le développement de tous dépend d’un petit effort de chacun » résume le staroste [chef du village]. « Les habitants ont également participé activement au rétablissement de l’approvisionnement en gaz, de l’alimentation centrale en eau et des communications. »

Le staroste du village Prybuzke Serhii Aldabaev. 15 août 2024. Photo : Suspilne Mykolaïv

Natalia Panashiy, cheffe des villages voisins de Lymany et Lupareve dans la même communauté de Halytsynivka, a déclaré à Commons que même pendant les bombardements intenses, les habitants ont créé une équipe d’intervention rapide pour réparer les lignes électriques endommagées. Cette équipe comprenait des électriciens professionnels issus des habitants eux-mêmes. Ce groupe a même reçu un nom : Lymanioblenergo.

« Pendant les bombardements  2022, l’électricité n’a pas été réparée. Nous avons tout fait nous-mêmes. Pendant quatre mois, les gars ont réparé les fils cassés presque tous les jours, car il y avait des bombardements presque tous les jours » a déclaré Natalia. D’autres villageois ont également soutenu activement l’équipe mobile. Ils ont notamment utilisé leur propre argent pour acheter une échelle qui a permis d’atteindre le sommet d’un poteau électrique, alors qu’ils avaient eux-mêmes un besoin urgent d’aide.

Les habitants, organisés en équipes, ont réussi à sauver les localités d’une longue coupure d’électricité. Plus récemment, un drone a touché la sous-station électrique centrale, provoquant un incendie. Les habitants, dont un ancien électricien handicapé, se sont immédiatement précipités sur les lieux. Malgré le danger, l’homme a recouvert le transformateur en feu d’une couverture, et les voisins ont aidé à éteindre l’incendie qui se propageait rapidement. L’électricité a été rétablie dans les villages en moins de dix heures.

Le déminage du territoire a constitué une autre étape importante de la restauration des sites. Pour les villageois, la terre n’est pas seulement un moyen de se nourrir, mais aussi une source de revenus. Cependant, en raison de la lenteur du déminage officiel, les habitants de certains villages sont obligés de marquer eux-mêmes les zones dangereuses et parfois de neutraliser eux-mêmes les explosifs du bord de la route. Les agriculteurs, qui ont continué à cultiver leurs champs malgré la forte probabilité de tomber sur une mine, ont été particulièrement exposés. Bohdan Ursulyak, habitant de Prybuzke et agriculteur, en fait partie. Pour se protéger, Bohdan utilise un gros tracteur, estimant que cela augmente ses chances de survivre à l’explosion d’une mine. Lors de ces déplacements, l’agriculteur ne confie le tracteur à personne d’autre, il est le seul à le conduire.

« Je ne peux pas en confier la responsabilité à un conducteur d’engin et lui dire : Va labourer cette parcelle là-bas. Je ne veux pas mettre des gens en danger. J’ai donc pris le volant et j’ai conduit moi-même » a déclaré l’agriculteur. Le danger mortel de ces trajets est attesté par de nombreuses tragédies au cours desquelles des machines agricoles ont heurté des mines terrestres alors qu’elles labouraient des champs.

Natalia Panashyi. Photo: uacrisis.org

Le rôle des starostes


Les habitants ont souligné à plusieurs reprises que l’aide de l’État et de diverses organisations a joué un rôle important dans le rétablissement de leurs communautés. Dans le même temps, lorsque le soutien extérieur fait défaut, le processus de reconstruction dépend essentiellement de la cohésion des habitants eux-mêmes, de leur capacité à s’organiser et de la confiance qui règne au sein de la communauté. Et tout cela dans un contexte de ressources limitées.

Dans ces situations critiques, les autorités locales jouent également un rôle important dans l’organisation de la population. En ce qui concerne ce qui se passera à l’avenir, nous avons constaté qu’aucun des starostes avec lesquels nous nous sommes entretenus n’a abandonné ses villageois pendant les hostilités. Certains sont restés dans les villages même sous les tirs, tandis que d’autres ont continué à prendre des risques pour soutenir leur communauté, notamment en livrant de la nourriture. Parmi eux, Serhiy Aldabayev, qui a utilisé sa voiture et son gilet pare-balles pour livrer de la nourriture aux habitants de son village.

Après l’apaisement d’hostilités à proximité d’un village, l’un des principaux défis auxquels sont confrontés les starostes est de fournir aux habitants des matériaux de construction, en particulier pour les toitures. Les habitants ont alors besoin de dizaines de milliers de feuilles d’ardoise pour leur toiture, mais souvent dans un premier temps, les organisations caritatives et le gouvernement ne peuvent en fournir que 500. Et on ne sait pas quand le prochain lot arrivera.

Pour aider les personnes dont les maisons avaient subi les dommages les plus importants, Sergey Aldabaev a initié la création d’une commission spéciale. Elle doit évaluer l’ampleur des dégâts dans chaque maison et déterminer qui avait le plus besoin de matériel. La commission était composée d’un élu local, d’un représentant du village et du staroste lui-même.

« Nous sommes allés dans chaque cour et avons compté. Si on voyait que l’ardoise était intacte, mais fissurée, cette personne pouvait bénéficier de l’aide. Nous n’avons pas fait de distribution aux personnes dont l’ardoise était endommagée mais dont la tôle ondulée restait intacte et empêchait les précipitations de pénétrer dans la maison. Cependant, je me suis fait des ennemis à cette époque… J’avais beaucoup de travail, et puis, je devais compter les ardoises. Mais j’ai compris que les ressources étaient limitées et qu’il fallait aider ceux qui en avaient le plus besoin. Tout d’abord, les ardoises ont été distribuées aux personnes vulnérables et à celles dont les parents servent dans l’armée. Plus tard, bien sûr, nous avons reçu suffisamment d’ardoises et d’autres matériaux de construction. Les bénévoles qui sont venus réparer les maisons endommagées ont également beaucoup aidé » déclare le chef du village.

Natalia Panashiy, cheffe du village, estime qu’en temps de crise, il est très important que les gens se sentent en sécurité. Et cela n’est possible que s’il existe un système de soutien bien construit et fonctionnel. Pendant les hostilités, la staroste locale a élaboré certains principes pour fournir une assistance sociale rapide aux victimes. Le chef du village en a parlé en prenant l’exemple d’une attaque massive de drones qui s’était produite. À cinq heures du matin, neuf Shaheds ont frappé le village, endommageant 46 maisons.

Mairie détruite de la communauté de Galytsynivka. Photo : uacrisis.org

« Nous avons immédiatement rassemblé notre équipe de travailleurs sociaux et de bénévoles, qui existe depuis longtemps. Dans le même temps, j’ai contacté des organisations susceptibles de fournir rapidement une assistance. Ensuite, j’ai informé les citoyens sur les médias sociaux de l’adresse à laquelle toutes les victimes devaient se rendre et des documents qu’elles devaient apporter. Cela était nécessaire pour que la police puisse rapidement interroger les personnes, plutôt que de se rendre chez chacune d’entre elles individuellement. Parallèlement, un groupe de soutien psychologique a été appelé sur les lieux. Toutes les victimes ont reçu l’assurance que le lendemain, la police se rendrait chez chacune d’entre elles, pour prendre les mesures des fenêtres endommagées et les indemniser » explique la staroste.

Natalia nous raconte qu’elle essaie de contrôler entièrement le processus d’aide aux personnes et qu’elle n’arrêtera pas travailler tant que les principaux problèmes n’ont pas été résolus. Selon elle, en ces temps difficiles, le gouvernement devrait accorder plus d’attention à la protection sociale. Elle est convaincue que toute personne occupant un poste de direction devrait se préoccuper sincèrement des citoyens.

« Il faut travailler avec un dévouement total et ensuite seulement penser à soi. Je n’ai jamais pensé à moi : je travaille 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, toujours en contact avec les gens. Si je ne sais pas comment résoudre un problème, je contacte les personnes qui peuvent m’aider » déclare la cheffe du village. La femme ajoute qu’elle n’a pas quitté le village depuis le début de la guerre, pas plus que ses proches. Le fils de Natalia sert dans la police nationale et son gendre dans la garde nationale, et tous deux se sont rendus à de nombreuses reprises sur les « points chauds ».

Priorité à la communication et à la transparence


Dans les implantations de première ligne, une communication efficace et la transparence du travail effectué sont des facteurs clés. Selon Natalia Panashiy, cela implique d’être aussi proche que possible des gens et de connaître chacun de leurs problèmes.

« Il faut être honnête avec les gens, ne pas leur mentir. Sinon, ils se rendront compte que les autorités ne s’occupent pas d’eux, et la communication n’aura donc plus de raison d’être » a-t-elle déclaré.

Afin d’identifier les besoins les plus importants des résidents locaux, la staroste a initié la création de comités de contrôle qui surveillent le travail de l’administration du village. Le territoire de la staroste a été divisé en trois districts, chacun ayant son propre représentant élu par les habitants. Ainsi, lorsque des donateurs venaient dans les localités, un représentant du comité de contrôle concerné était présent aux côtés de la staroste afin d’identifier ensemble les questions prioritaires en matière de soutien à la population.

« Mes concitoyens savent que toutes les informations sont rendues publiques et qu’elles sont vraies, car tout ce qui est publié peut être vérifié. Il faut constamment rendre compte du travail accompli. Si je ne dis pas aux gens que nous avons fait tel travail hier, tel travail aujourd’hui et ferons tel autre demain, il n’y aura plus de confiance »

« Mes concitoyens savent que toutes les informations sont rendues publiques et qu’elles sont vraies, car tout ce qui est publié peut être vérifié. Il faut constamment rendre compte du travail accompli. Si je ne dis pas aux gens que nous avons fait tel travail hier, tel travail aujourd’hui et ferons tel autre demain, il n’y aura plus de confiance », a-t-elle déclaré.

La staroste dit qu’elle essaie d’encourager les gens à participer le plus possible à la vie du village, ce qui contribue à unir les gens. Par exemple, les habitants sont constamment impliqués dans le déchargement et la distribution de l’aide humanitaire afin qu’ils puissent voir l’ensemble du processus : le contenu de l’approvisionnement et le volume de l’aide que reçoit une personne. Cela empêche les gens de soupçonner que l’aide est cachée ou détournée. « L’organisation livre des rations alimentaires destinées à certaines catégories. Seules les personnes censées recevoir l’aide s’inscrivent pour la recevoir. Les autres catégories de citoyens ne s’inscrivent jamais » conclut Natalia Panashiy.

« Je ne peux pas laisser mon peuple derrière moi »


Parfois, la sécurité des citoyens dans les zones de front dépend du courage des individus. Il y a des localités où ni les volontaires ni les fonctionnaires n’osent se rendre. Seuls les représentants locaux qui se sentent responsables de leurs concitoyens sont prêts à y distribuer de la nourriture.

Svitlana Fedorchenko, cheffe du district de Pavlivka de la communauté Bilopilska dans l’Oblast de Soumy, livre depuis plusieurs mois de la nourriture à 25 habitants du village de Pavlivka. Elle s’y rend chaque semaine, bien que le village soit situé à seulement deux kilomètres de la frontière russe et qu’il ait été pratiquement détruit après le début de l’opération à Koursk en août dernier. Les routes d’accès sont surveillées en permanence par des drones ennemis, Svitlana laisse sa voiture à l’extérieur du village et marche. La situation est d’autant plus compliquée que les maisons des villageois sont dispersées dans toute la zone et qu’elle doit parcourir des distances considérables, risquant constamment d’être vue par un opérateur de drone. Svitlana Fedorchenko explique sa décision de continuer à se rendre dans la ville détruite de Pavlivka par sa responsabilité envers la population.

Svitlana Fedorchenko. Photo issue d'archives personnelles

« Je ne peux pas laisser mes concitoyens derrière moi, car personne ne s’occupera d’eux. C’est pourquoi je prends constamment des risques, j’ai peur, mais je continue », a déclaré la cheffe du village à Commons. Svitlana et son mari, qui l’accompagnaient toujours et l’aidaient à livrer de la nourriture, ont été parmi les derniers à quitter le village, après qu’un drone ait touché leur maison.

Comme les héros précédents, Svitlana Fedorchenko avait également organisé auparavant une force d’intervention dans le village pour réparer les infrastructures critiques, principalement pour rétablir l’électricité. Face au danger permanent, elle transporte seule les blessés à Bilopillia, car les ambulances ne viennent pas en raison du risque de bombardement. Après l’une des attaques de roquettes Grad, lorsqu’un habitant a été blessé, Svitlana, son mari et une infirmière sont arrivés sur les lieux, lui ont prodigué les premiers soins et l’ont mis dans une voiture. Pendant ce temps, un drone ennemi survolait les lieux. Dès que la voiture a démarré, l’endroit où ils se trouvaient quelques instants auparavant a été couvert de tirs de mortier. Aujourd’hui, Svitlana continue d’aider ses compatriotes, dont beaucoup ont dû se rendre à Bilopillya, qui subit également des bombardements quotidiens.

Il est clair que ce tableau des villes et villages ukrainiens détruits serait fondamentalement différent si l’État et la communauté internationale investissaient des ressources suffisantes dans la reconstruction. Toutefois, en l’absence d’un tel soutien, le facteur décisif est l’auto-organisation à partir de la base

La réalité montre que dans les situations de crise, ce n’est pas la centralisation du pouvoir qui est primordial, mais la capacité des gens à s’organiser. À cette fin, il est essentiel que le système de gouvernance soit ouvert, responsable et fondé sur le dialogue avec les communautés. Le gouvernement doit servir les intérêts de la société – mais ce sont les responsables qui restent proches des habitants dans les moments les plus difficiles qui comprennent généralement le mieux leurs besoins.

Il est clair que ce tableau des villes et villages ukrainiens détruits serait fondamentalement différent si l’État et la communauté internationale investissaient des ressources suffisantes dans la reconstruction. Toutefois, en l’absence d’un tel soutien, le facteur décisif est l’auto-organisation à partir de la base – la solidarité des habitants, leur intérêt commun et leur volonté d’assumer des responsabilités. Ces exemples concrets montrent que lorsque les gens se sentent soutenus les uns par les autres et ont la possibilité d’influencer les décisions des autorités, ils sont en mesure d’agir efficacement, même dans les conditions les plus difficiles.

Oleksandr Kitral, 10 juin 2025

Oleksandr Kitral, Journaliste. Domaines d'intérêt : violations des droits humains, protection sociale, travail volontaire et bénévolat, problèmes démographiques, éducation et science. Collabore régulièrement à la revue Commons-Spylnie.

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