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Pourquoi les soignant·es ukrainien·nes qui ont été victimes de bombardements ne reçoivent-ils pas les indemnités auxquelles ils-elles ont droit ?

Au début de l’année 2025, on dénombrait 194 décès parmi les professionnel·les de santé civils.

Oct 19, 2025

Article d'Olena Tkalich

15 octobre 2025

Publié par Socportal

Traduction Patrick Le Tréhondat pour le site "Entre les lignes entre les mots"

Le personnel médical ukrainien, malgré les normes du droit international humanitaire, est régulièrement exposé aux attaques russes. Près de 200 d’entre eux-elles ont perdu la vie. L’État prévoit que ce risque doit être indemnisé : en cas de blessures, le personnel médical a droit à des indemnités pouvant atteindre 800 000 UAH, et en cas de décès, leurs familles devraient recevoir un million. Cependant, dans la pratique, peu y parviennent. Socportal a cherché à comprendre pourquoi.

Pourquoi la loi fonctionne-t-elle mal ?


La loi ukrainienne « Sur l’aide financière forfaitaire pour les dommages causés à la vie et à la santé des travailleur·euses des infrastructures critiques, des fonctionnaires et des représentants des autorités locales à la suite de l’agression militaire de la Fédération de Russie contre l’Ukraine » n°2980 prévoit :

« En cas d’invalidité d’un travailleur·euse médical, une somme comprise entre 800 000 et 200 000 UAH est versée en fonction de la gravité, et en cas de décès d’un soignant à la suite d’une attaque russe, sa famille a droit à un million de hryvnia. Ces droits s’appliquent également aux autres travailleur·euses des infrastructures critiques, notamment les travailleur·euses du secteur de l’énergie, les cheminot·es et les employé·es des entreprises de défense. »

Cependant, la loi mise en œuvre est inefficace en raison d’obstacles bureaucratiques : en mai, 60% des demandes ont été rejetées. Et ce, malgré l’allocation d’un budget distinct pour les indemnités versées aux victimes, qui reste largement inutilisé. En effet, les paiements doivent être effectués par la Caisse de retraite ukrainienne. Conformément à la procédure établie, celle-ci exige que l’entreprise ou l’institution où travaillait l’employé·e blessé·e ou décédé·e soit inscrite dans un registre spécial des infrastructures critiques. Si l’entreprise n’y figure pas (et la plupart d’entre elles n’y figurent pas, car la procédure d’inscription est peu coordonnée et compliquée), les blessé·es ou les familles des victimes se voient refuser l’indemnisation. Il est absurde que la Caisse de retraite ne considère pas une usine de chars comme une infrastructure critique. Ou qu’elle refuse de verser une indemnisation au commandant de bord des transports d’évacuation, qui a été décoré du titre de « Légende nationale de l’Ukraine » par le président Zelensky.

La situation des travailleur·euses de la santé ne fait pas exception : au début de l’année 2025, on dénombrait 194 décès parmi les professionnel·les de santé civils. Interrogé par Socportal, le ministère de la Santé a refusé de fournir des données indiquant si toutes les victimes étaient en service au moment des faits, ainsi que le nombre de membres du personnel médical devenus invalides à la suite des bombardements russes. Cependant, les registres des tribunaux font état d’un nombre croissant de cas où des familles ont décidé de faire appel de la décision du Fonds de retraite de refuser de verser des millions de hryvnias à titre d’indemnisation.

Combien de soignant·es font valoir leur droit à une indemnisation devant les tribunaux ?


Le 14 juillet 2022 est l’un des jours les plus sombres pour l’Ukraine. Ce jour-là, 29 personnes ont été tuées lors d’une frappe russe sur Vinnitsa, parmi lesquelles trois enfants, dont Liza, âgée de 4 ans, qui avait joué dans une vidéo de Noël réalisée par Olena Zelenskaya. Le centre médical Neuromed se trouvait dans l’épicentre de l’impact. Un garçon de 7 ans y a trouvé la mort avec sa mère, ainsi qu’une autre personne. Son fils de 8 ans a été gravement brûlé et a subi plus de 30 opérations. Parmi les employé·es du centre médical, quatre personnes sont décédées : un administrateur, un directeur, un neurologue pédiatrique et un neurologue.

Pourquoi les médecins ukrainiens victimes des bombardements ne reçoivent-ils pas les indemnités auxquelles ils ont droit ?


La famille du neurologue a demandé une indemnisation à la Caisse de retraite, mais sa demande a été rejetée car l’établissement médical ne figurait pas dans le registre des infrastructures critiques. La famille a donc décidé de se battre devant les tribunaux pour obtenir le droit à une indemnisation légale. Il convient de noter que, même si Neuromed est un établissement médical privé, le tribunal a estimé que, compte tenu de son activité principale, il appartenait, sur la base de la résolution n°1109 du Conseil des ministres ukrainien du 9 octobre 2020, au secteur des infrastructures critiques « Santé », malgré l’absence d’inscription correspondante dans le registre des installations. Il a confirmé le droit de la famille du médecin décédé à recevoir des indemnités. Autre exemple : le 15 mars 2024, 21 personnes ont été tuées à Odessa à la suite de bombardements russes, et plus de 70 autres ont été blessées. Parmi les victimes figurait un ambulancier paramédical de la brigade d’ambulances du Centre régional d’Odessa pour les soins médicaux d’urgence et la médecine de catastrophe. Le médecin et le chauffeur de sa brigade ont été blessés. L’épouse du médecin décédé a demandé à bénéficier des prestations prévues par la loi n°2980, mais sa demande a été rejetée par la FIU [Caisse de retraite ukrainienne] au motif que, paradoxalement, l’ambulance n’était pas considérée comme une infrastructure critique. Dans cette affaire, le tribunal a également donné raison à la famille, affirmant que les établissements de santé sont par défaut des infrastructures critiques. De plus, dans ce cas précis, l’établissement de santé figurait même séparément dans le registre des infrastructures critiques. On peut se demander pourquoi, dans un tel cas, la Caisse de retraite a tout de même tenté de refuser le versement d’une indemnité à la famille. Elle n’a toujours pas versé d’indemnité à la femme et conteste la décision en appel.

Un autre cas est celui du bombardement de l’hôpital clinique de la ville de Kherson le 1er août 2023.Un médecin ORL a été mortellement blessé. Une infirmière qui souffrait d’un traumatisme à la mâchoire a reçu des soins médicaux, a déclaré à l’époque l’administration militaire régionale. Finalement, la femme, qui travaillait comme infirmière en chef dans le service d’oto-rhino-laryngologie, a été classée dans le groupe II d’invalidité. Elle a quitté son emploi à l’hôpital et a demandé au Fonds de pension le versement d’une indemnité en vertu de la loi n°2980, qui garantit le versement de 500 000 UAH. Cependant, la Caisse de retraite a refusé le paiement, invoquant à nouveau le fait que l’hôpital ne figurait pas dans le registre des infrastructures critiques. Dans cette affaire, le tribunal a également fait référence au fait que tous les établissements médicaux constituent des infrastructures critiques. Il a également noté que l’administration de l’hôpital clinique de la ville de Kherson préparait un dossier pour le ministère ukrainien de la Santé afin que l’établissement soit identifié et classé comme infrastructure critique. La Caisse de retraite fera à nouveau appel de cette décision. Enfin, il convient de mentionner le bombardement de Kyiv le 8 juillet 2024. Trente-trois personnes ont été tuées, dont cinq enfants. Les Russes ont pris pour cible deux établissements médicaux : l’hôpital pour enfants Ohmatdyt, où un visiteur et un médecin ont été tués, et la maternité privée Adonis, où quatre patientes et cinq employé·es, dont une caissière, deux infirmières, un médecin échographiste et un gynécologue-obstétricien, ont été tué·es. On ignore si les familles des travailleur·euses décédé·es ont intenté une action en justice pour obtenir des prestations au titre de la loi n°2980.

Cependant, l’affaire Adonis a eu un certain retentissement. La Caisse de retraite a refusé de verser au mari de l’infirmière décédée l’aide accordée en cas de décès sur le lieu de travail et à toutes les personnes assurées, qu’elles appartiennent ou non à une infrastructure critique. Ces montants sont moins élevés, pouvant atteindre 320 000 UAH. La Caisse de retraite a refusé de verser ces indemnités, remettant en question le fait que la défunte et ses proches formaient réellement une famille. Dans ce cas, le refus a été fondé sur le fait que le mari et l’infirmière décédée avaient des permis de séjour différents. On sait que l’homme a intenté un procès contre la Caisse de retraite.

Les lacunes du ministère de la Santé


Comme indiqué, la Caisse de retraite ukrainienne refuse les paiements en vertu de la loi n 2980 principalement parce que l’entreprise où les travailleur·euses ont été tué·es ou blessé·es ne figurait pas dans un registre spécial des infrastructures critiques. Dans les exemples ci-dessus, les tribunaux font appel au bon sens, arguant qu’aucun registre n’est nécessaire pour prouver que les centres médicaux, même privés, sont des infrastructures critiques. Cependant, tout le monde ne saisit pas la justice en cas de refus de la FIU. La situation serait beaucoup plus simple si tous les centres médicaux étaient inscrits au registre. Et c’est la tâche du département compétent, à savoir le ministère ukrainien de la Santé. Les établissements de santé doivent préparer les documents nécessaires à leur inscription, et le ministère de la Santé doit les soumettre au Service national des communications spéciales, qui est chargé du registre. D’après les données du ministère de la Santé dont dispose Socportal, on sait qu’en mai 2025, le ministère avait inscrit 268 infrastructures critiques du secteur de la santé. Or, l’Ukraine compte plus d’un millier d’hôpitaux et deux mille polycliniques.

Le ministère de la Santé a également indiqué qu’en mai, il avait connaissance de cas de décès ou de blessures de soignant·es dans deux centres médicaux inscrits au registre des infrastructures critiques. Ces incidents se sont produits dans l’exercice de leurs fonctions. Il s’agit de Kherson, où une personne est décédée et 30 autres ont été blessées, et de Kyiv, où une personne a été tuée et 30 autres blessées. À Kyiv, selon le ministère de la Santé, les victimes ou les membres de leur famille n’ont pas demandé au Fonds de retraite le versement des indemnités prévues par la loi n°2980. À Kherson, les membres de la famille du défunt ont demandé le versement de ces indemnités, mais leur demande a été rejetée. Le ministère de la Santé ne dispose d’aucune information sur les motifs de ce refus. En d’autres termes, il n’existe pas d’enregistrement centralisé de tous les établissements médicaux, pas de suivi des soignant·es blessé·es qui ont demandé des indemnités, et encore moins de soutien juridique de la part du ministère de la Santé.

Que faire pour les professionnels de santé concernés ou leurs familles ?


Pour s’assurer que les paiements prévus par la loi n°2980 seront effectués, les professionnel·les de santé peuvent demander à tout moment à leur centre médical et au ministère de la Santé si leur centre médical est inscrit au registre des infrastructures critiques. Cela peut se faire par le biais d’un recours personnel en vertu de la loi « sur l’accès à l’information publique ». La demande doit être envoyée par écrit aux adresses officielles ou aux adresses électroniques du centre médical et du ministère de la Santé. Cela peut également être fait par le syndicat du centre médical. Si un simple fonctionnaire peut théoriquement être réticent à fournir ces informations, invoquant les risques liés à la loi martiale, le syndicat dispose de pouvoirs plus étendus, notamment en matière de protection sociale des travailleur·euses. Si un événement tragique s’est déjà produit et que la Caisse de retraite refuse, invoquant l’absence du centre médical dans le registre, il est recommandé de saisir la justice. Comme le montrent les cas ci-dessus, les tribunaux considèrent généralement tous les établissements médicaux, même privés, comme des infrastructures essentielles. Il est également important que la demande soit déposée au plus tard trois ans après la survenue de l’événement tragique. Dans le cas contraire, la FIU pourrait la rejeter. Bien que cette norme soit extrêmement injuste, la loi n°2980 n’a été adoptée qu’en 2023 et le registre n’a commencé à être rempli qu’en 2024. Cela signifie que les victimes de la tragédie survenue en 2022 pourraient désormais perdre leur droit à des indemnités. Actuellement, la commission compétente de la Verkhovna Rada débat de la manière de modifier la loi n°2980 afin de garantir le versement des indemnités à toutes les victimes. Parmi les propositions figurent la suppression de la limitation à trois ans, ainsi que la prise en compte des institutions ou des établissements comme des infrastructures critiques en raison de la nature de leurs activités, plutôt que de leur inscription au registre. C’est ce principe qui a conduit les tribunaux à considérer tous les centres médicaux comme appartenant au secteur des infrastructures critiques « Santé ». Une telle approche serait dans l’intérêt non seulement des professionnel·les de la santé, mais aussi des employé·es de toutes les autres entreprises dont le travail est essentiel pour l’État.

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