Actualités

Résister à la machine de guerre de Vladimir Poutine

En Russie, les chiffres témoignent d’une répression sans précédent depuis les années 1950.

Un bâtiment administratif en Crimée occupée par les Russes repeint aux couleurs de l'Ukraine par Bogdan Ziza. Source: @webogdanziza
Oct 19, 2025

AUTEUR: Simon Pirani

Traduit pour ESSF par Adam Novak

En Russie et dans l’Ukraine occupée, des milliers de civils ont été emprisonnés ou ont été victimes de disparitions forcées pour s’être exprimés contre l’invasion. Ces chiffres témoignent d’une répression sans précédent depuis les années 1950.

Le 16 mai 2022, l’artiste ukrainien Bohdan Ziza a déversé de la peinture bleue et jaune — les couleurs du drapeau de son pays — sur un bâtiment de l’administration municipale de sa ville natale, Ievpatoria, en Crimée.

Ziza a publié une vidéo de cette action en ligne, avec un appel aux « adeptes de la culture du graffiti, à tous les vandales de Crimée, de Russie et de Biélorussie » pour protester contre « la guerre la plus horrible » déclenchée par « [Vladimir] Poutine et la machine d’État». Il a rapidement été arrêté et inculpé pour « acte terroriste » et « incitation au terrorisme».

En juin 2023, Ziza a utilisé sa déclaration finale devant le tribunal militaire russe qui l’a condamné à quinze ans de prison pour dénoncer à nouveau la guerre : « Mon action était un cri du cœur, de ma conscience, à ceux qui avaient peur — comme j’avais peur — mais qui ne voulaient pas non plus de cette guerre ».

Ziza est l’un des dix manifestants pacifistes dont les discours sont publiés ce mois-ci, en traduction anglaise, dans Voices Against Putin’s War : protesters’ defiant speeches in Russian courts  [1]. Le recueil comprend également deux déclarations faites hors tribunal, des entretiens et lettres connexes, un résumé de dix-sept autres discours pacifistes devant les tribunaux, ainsi qu’une enquête sur le mouvement de protestation contre la guerre et la répression qu’il subit.

En Russie, les dissidents utilisent depuis les rebelles populistes [2] des années 1870 leur déclaration finale devant le tribunal pour appeler à la résistance au pouvoir. Cette tradition a prospéré dans les mouvements ouvriers qui ont précédé la révolution de 1917, a été brisée par les procès staliniens des années 1930 avec leurs confessions stéréotypées, et est née de nouveau après le « dégel » des années 1950, avec des dissidents tels que les écrivains Andreï Siniavski et Iouri Daniel.

En 2022, l’invasion totale de l’Ukraine par la Russie a été suivie d’une répression brutale de la société civile dans les territoires occupés, Crimée comprise, ainsi que d’une répression de la dissidence intérieure. La protestation a été chassée des rues. Des actions directes non violentes individuelles comme celle de Ziza, ou le fait d’écrire ou de parler contre la guerre, ont été punis de longues peines de prison, comme celles que purgent actuellement la plupart des protagonistes de Voices Against Putin’s War.

Ruslan Siddiqi, l’anarchiste russo-italien, est allé plus loin : il purge une peine de vingt-neuf ans de prison pour avoir fait dérailler un train transportant des munitions vers des unités de l’armée russe en Ukraine. Devant le tribunal, il s’est déclaré prisonnier de guerre, plutôt que prisonnier politique : « Mes cibles étaient l’équipement militaire russe et les chaînes logistiques utilisées pour transporter le matériel militaire et le carburant. Je voulais entraver les opérations militaires contre l’Ukraine ».

Agir selon sa conscience, dans un monde dystopique de militarisme et de gros mensonges, était une considération centrale pour de nombreux protagonistes.

Alexeï Rojkov, qui a incendié un centre de recrutement militaire dans la région de Sverdlovsk [3], s’est enfui au Kirghizistan sous caution avant d’être kidnappé par les forces spéciales russes et ramené pour être jugé. Il a déclaré au tribunal qui l’a condamné à seize ans : « Bien que je n’aie jamais été un politicien ou un homme d’État, je ne pouvais pas rester indifférent lorsque la guerre a commencé. J’ai une conscience, et j’ai préféré m’y accrocher ».

Les protagonistes du livre s’opposent à la guerre à partir d’un large éventail de points de vue politiques. D’un côté, il y a des pacifistes comme Sacha Skotchilenko, l’artiste condamnée à sept ans de prison pour avoir remplacé des étiquettes dans un supermarché par des messages pacifistes manuscrits (et libérée plus tard lors d’un échange de prisonniers entre la Russie et des pays occidentaux), qui a déclaré au tribunal : « Les guerres ne se terminent pas grâce aux guerriers — elles se terminent grâce aux pacifistes».

D’autre part, il y a des militants politiques qui ont parlé du droit de l’Ukraine à résister militairement à la Russie. Aleksandr Skobov, soixante-sept ans, le plus âgé des protagonistes, emprisonné pour la première fois pour son activité dans l’aile socialiste du mouvement dissident soviétique en 1978, a refusé de se lever lorsque le juge est entré dans le tribunal. Il a souhaité la mort à « l’assassin, tyran et scélérat Poutine ». Il a déclaré qu’il ne cesserait jamais d’appeler les Russes honnêtes à rejoindre les forces armées ukrainiennes et de réclamer des frappes aériennes sur les installations militaires russes.

Tout aussi résolue dans son soutien à l’Ukraine était la plus jeune protagoniste, Daria Kozyreva, dix-neuf ans, condamnée à deux ans et huit mois de prison pour avoir déposé des fleurs et un poème devant la statue de Taras Chevtchenko [4], le poète national d’Ukraine, à Saint-Pétersbourg.

Devant le tribunal, Ziza a dénoncé non seulement l’invasion de 2022 mais aussi l’assaut frénétique contre les organisations tatares de Crimée qui l’a précédée en Crimée, que la Russie a annexée en 2014. « Ceux qui recherchent si passionnément des “nazis” en Ukraine n’ont pas ouvert les yeux sur le nazisme en Russie, avec son éphémère “monde russe” », avec lequel les forces armées ont « tenté d’extirper l’identité ukrainienne ». (Le mois dernier, Ziza, à sa propre demande, s’est vu révoquer la citoyenneté russe qui lui avait été imposée ainsi qu’à tous les résidents de Crimée. Il se trouve aujourd’hui dans la prison centrale de Vladimir [5], où les « politiques » sont incarcérés depuis le XIXe siècle.)

Voices Against Putin’s War résulte du travail d’un petit groupe de traducteurs bénévoles soutenant les organisations pacifistes russes, dont j’ai fait partie, et est soutenu par le Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine [6]. En plus des discours publiés, nous avons résumé dix-sept autres discours provenant du merveilleux site Internet Poslednee Slovo [7].

Les procès mis en lumière dans le livre fournissent également un aperçu du virage de la Russie en temps de guerre vers une forme de fascisme. Contre ceux qui entreprennent des actions directes non violentes, les accusations en vertu des lois antiterroristes ont été standardisées en 2022, avec des peines de prison allant de dix à vingt ans. La torture des détenus est systématique.

Les longues peines sont conçues pour terroriser les gens et les réduire au silence : Andreï Trofimov a reçu dix ans pour des publications sur les réseaux sociaux justifiant les actions militaires ukrainiennes contre la Russie. Pour son discours de deux minutes devant le tribunal militaire, qui s’est terminé par « Gloire à l’Ukraine ! Poutine est un connard », il a été accusé d’« approbation du terrorisme » et de « diffamation de l’armée » : trois années supplémentaires ont été ajoutées à sa peine.

La monstruosité de la répression intérieure russe ne peut être correctement comprise que dans le contexte du bain de sang qu’elle a infligé à l’Ukraine, et en particulier aux territoires occupés. Des centaines de milliers de soldats russes et ukrainiens ont été tués et blessés au combat, et des millions de civils ukrainiens ont été déracinés de leurs foyers par les bombardements. À cela s’ajoute, dans les zones occupées, l’imposition forcée de la citoyenneté russe, les déportations massives y compris d’enfants (la base d’une affaire contre Poutine à la Cour pénale internationale), le nihilisme judiciaire et un effondrement économique.

L’instrument principal de discipline sociale dans les zones occupées est les disparitions forcées, y compris l’emprisonnement. En septembre 2024, le registre ukrainien des personnes « disparues dans des circonstances particulières » comptait quelque 48 324 noms, dont 4 700 ont été confirmés par le gouvernement ukrainien comme étant en captivité, bien que le nombre réel puisse être bien plus élevé.

L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe [8] a estimé que 16 000 personnes du registre étaient des civils adultes. Le Groupe de protection des droits humains de Kharkiv [9] a identifié 5 000 victimes de disparitions forcées lors de la préparation de matériel pour la Cour pénale internationale, et l’ombudsman ukrainien travaille sur 1 700 de ces cas. (Tous ces chiffres concernent des civils détenus ou disparus, distincts des prisonniers de guerre ukrainiens, dont il y en a environ 8 000 à 10.000.)

En bref, la Russie a fait de nombreux milliers de prisonniers civils dans les territoires occupés, dont le sort reste souvent inconnu. Beaucoup sont des prisonniers politiques : 585 journalistes, responsables communautaires et militants des territoires nouvellement occupés identifiés par des organisations de défense des droits humains, 265 recensés par le Groupe des droits humains de Crimée et d’autres. En outre, il y a les milliers de prisonniers civils emprisonnés par les soi-disant « Républiques populaires » de Donetsk et de Louhansk [10] entre 2014 et 2022, y compris pour des délits politiques, qui ont été transférés dans des prisons en Russie.

Parallèlement à cette orgie de violence, la machine de répression intérieure de la Russie s’est emballée. Une série de nouvelles lois de censure — par exemple, pénalisant la « diffusion d’informations sciemment fausses sur l’armée russe » (ce qui inclut le fait d’appeler la guerre une guerre) — se sont ajoutées aux lois préexistantes sur les « agents étrangers », les « organisations indésirables » et l’« extrémisme » de la dernière décennie. Les rafles policières délirantes de personnes dont les commentaires critiques sont récoltés sur les réseaux sociaux se sont intensifiées.

La principale organisation de défense des droits humains Political Prisoners Support: Memorial [11], désormais basée à l’étranger, recense plus de 3 000 détenus politiques aujourd’hui, contre seulement cinquante en 2015 et 420 en 2021. Après le « dégel » post-stalinien, les historiens estiment que le nombre de détenus politiques en Union soviétique est tombé à 5 000-10 000 dans les années 1970 (dans l’union de quinze républiques, avec une population presque deux fois supérieure à celle de la Russie seule). La tendance reflétée dans ces chiffres justifie le terme que nous avons utilisé dans Voices Against Putin’s War : un « goulag du XXIe siècle ».

Au milieu d’une marée internationale d’autoritarisme de droite et de militarisme croissants, culminant avec le génocide à Gaza, les discours du livre sont significatifs bien au-delà de la Russie. Dans sa préface, John McDonnell [12], ancien député travailliste de gauche en Grande-Bretagne, les qualifie d’« inspiration pour tous ceux à travers le monde qui voient une injustice et qui refusent de se conformer passivement », des objecteurs de conscience israéliens aux militants de Palestine Action [13] en Grande-Bretagne, en passant par les femmes manifestant pour la vie et la liberté en Iran. C’est là que réside l’espoir en ces temps sombres.

Simon Pirani
Simon Pirani a dirigé l’édition de Voices Against Putin’s War. Il est professeur honoraire à l’université de Durham et auteur de livres sur la Russie et l’Ukraine, ainsi que sur les systèmes énergétiques. Il tient un blog sur People and Nature.

Notes

[1] Voix contre la guerre de Poutine : discours de défi de manifestants devant les tribunaux russes, recueil publié par Resistance Books

[2] Mouvement révolutionnaire russe des années 1860-1880 qui prônait le retour au peuple et l’organisation de la société autour des communes rurales traditionnelles

[3] Également appelée région d’Ekaterinbourg, située dans l’Oural

[4] Poète, écrivain et artiste ukrainien (1814-1861), figure emblématique de la littérature ukrainienne et symbole de l’identité nationale ukrainienne

[5] Prison située à environ 180 km à l’est de Moscou, construite au XVIIIe siècle, qui a hébergé de nombreux prisonniers politiques sous le régime tsariste et soviétique

[6] European Network for Solidarity With Ukraine, coalition d’organisations de la société civile européenne créée après l’invasion russe de 2022

[7] « Le dernier mot » en russe, site qui archive les déclarations finales de prisonniers politiques devant les tribunaux

[8] OSCE, organisation régionale de sécurité regroupant 57 États d’Europe, d’Asie centrale et d’Amérique du Nord

[9] Organisation ukrainienne de défense des droits humains créée en 1992

[10] Entités séparatistes pro-russes autoproclamées dans l’est de l’Ukraine en 2014, reconnues par la Russie en 2022 juste avant l’invasion à grande échelle

[11] Organisation de défense des droits humains fondée en 1989 pour documenter les répressions soviétiques, dissoute en Russie en 2021-2022 mais poursuivant ses activités depuis l’étranger

[12] Député travailliste britannique de gauche (2015-2024), ancien ministre du cabinet fantôme sous Jeremy Corbyn

[13] Réseau militant britannique menant des actions directes contre les entreprises complices de l’occupation israélienne

Souscrire à la newsletter du comité

Newsletter